Page:Dickens - L'Ami commun, traduction Loreau, 1885, volume 2.djvu/375

Cette page a été validée par deux contributeurs.
371
L’AMI COMMUN.

coup l’ savoir des aut’ ; et j’ serais ben aise d’entendre c’te jeunesse lire tout haut c’qu’est écrit là. »

Tous les bras se levèrent, et sur le signe du maître, les voix aiguës des élèves crièrent en chœur : « Bradley Headstone.

— C’est pas possib’, dit l’éclusier ; Headstone ? ça se voit que dans les cimetières. Hourarh, pour un second tour ! »

Nouvelle levée des bras, nouveau signe affirmatif, nouveau chœur de voix perçantes criant : « Bradley Headstone.

— À présent j’crois qu’ je l’ sais, dit Riderhood, qui avait écouté avec une grande attention, et répété les deux mots tout bas à plusieurs reprises. J’ vois c’que c’est : Bradley, nom de baptême, pareillement à celui de Roger, qu’est le mien. Headstone, nom de famille, comme moi Riderhood ; c’est-i’ ben ça ?

— Oui, répondit le chœur.

— Savant maît’, reprit l’éclusier, vous n’ connaîtriez pas une personne d’à peu près vot’ taille, et vot’ figure, qui doit peser dans les mêmes poids qu’ vous, et qui répond à un nom comme qui dirait troisième gouverneur ? »

Parfaitement calme à force de désespoir, seulement la bouche tendue, les narines frémissantes, Bradley répondit d’une voix étouffée en regardant Riderhood : « Je crois savoir ce que vous voulez dire.

— J’ pensais aussi qu’ vous d’viez l’ connaît’ ; c’est qu’ voyez-vous, c’t homme-là, c’est lui que j’ cherche, savant gouverneur.

— Supposez-vous qu’il est ici ? demanda Bradley en jetant les yeux autour de la classe.

— Pardon, gouverneur, répondit l’autre en riant ; comment est-ce que j’ pourrais le supposer, quand i’ gn’y a là qu’vous et ces jeunes agneaux à qui vous faites la leçon ? Mais sa compagnie est bonne, à c’t homme là ; et i’ faut qui vienne chez moi ; je veux l’ voir à mon écluse, en remontant la rivière.

— Je le lui dirai.

— Croyez-vous qu’i viendra ?

— J’en suis sûr.

— Puisque vous m’en donnez vot’ parole, j’ compte su lui, reprit Riderhood. Et p’t’ êt’ que vous voudrez ben lui dire, c’ qui m’obligera, savant gouverneur, que s’i n’ venait pas assez tôt, j’ viendrais l’ chercher,

— Il le saura.

— Merci, gouverneur. Comme je l’disais gn’y a qu’une minute, continua l’éclusier en changeant de ton, et en jetant ses yeux louches sur les élèves, ben que j’sois pas savant, j’admire l’ savoir des aut’ ; v’là qu’est sûr. Et vous m’avez si ben accueilli, savant maît’, que j’vous demanderai si j’pourrais pas faire une question à c’te jeunesse.