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L’AMI COMMUN.

gendre ; il me rappelle l’époque où elle avait une poupée favorite avec qui elle babillait, en la promenant çà et là. »

On aurait pu mettre la terre au défi de produire un second bébé auquel fût dit une quantité d’aimables non-sens pareille à celle qui était dite ou chantée à ce merveilleux poupon ; un second bébé qui fût habillé et déshabillé aussi souvent dans les vingt-quatre heures, ou tenu derrière les portes et montré tout à coup pour surprendre papa ; un bébé, en un mot, à qui la joie orgueilleuse d’une mère inventive, fît accomplir la moitié des bébéages qu’exécutait celui-ci.

Cet intarissable bébé avait deux ou trois mois lorsque Bella remarqua un nuage sur la figure de son mari. Peu à peu le nuage devint plus sombre, et annonça une anxiété croissante qui causait une vive inquiétude à la jeune femme. Elle avait réveillé plus d’une fois son mari lorsqu’il parlait en dormant ; et, bien que ce fût le nom de Bella qu’elle lui entendît murmurer, il n’en était pas moins évident pour elle que cette agitation révélait de grands soucis. Elle finit donc par faire valoir ses droits, et réclama la moitié du fardeau. « Tu le sais John, on peut se fier à moi dans les choses graves ; et ce n’est pas une bagatelle, assurément, qui te tourmente. C’est très-bon de ta part, je le reconnais, de vouloir me cacher ce qui me ferait de la peine ; mais, John aimé, c’est impossible.

— J’avoue, mon ange, que j’ai une certaine inquiétude.

— À quel propos ? Je veux le savoir. »

John éluda la question. « N’importe, se dit-elle résolument ; il désire que j’aie en lui une foi pleine et entière, il ne sera pas désappointé. »

Un jour qu’elle avait à faire quelques emplettes, Bella dit à son mari qu’elle irait le rejoindre à Londres. John se trouva au débarcadère ; elle prit son bras, et tous les deux s’en allèrent en flânant. Il était de joyeuse humeur, bien que revenant toujours sur la fortune qui leur manquait, demandant à Bella si telle voiture ne lui plairait pas, et quels seraient les objets qu’elle aimerait à posséder. Bella n’en savait rien ; elle avait tout ce qu’elle désirait, et ne pensait pas à autre chose. Cependant elle finit par avouer qu’elle serait heureuse de pouvoir faire au merveilleux bébé une nursery comme il n’en existe pas : un véritable arc-en-ciel, car elle était sûre qu’il aimait les couleurs vives ; dans l’escalier, les fleurs les plus exquises ; car il était certain que bébé regardait les fleurs ; puis quelque part une grande volière ; car bébé remarquait les oiseaux, cela ne faisait pas le moindre doute. « Y a-t-il encore autre chose ? » Nullement ; les goûts de bébé étant satisfaits, Bella ne souhaitait plus rien.