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L’AMI COMMUN.


« Mais il faut que je parte, dit Bella en se levant tout à coup. Tu dois être le plus mauvais emballeur du monde ; cependant si tu voulais me promettre d’être bien soigneux, je te demanderais de me faire un petit paquet de nuit ; pendant ce temps-là, je mettrai mon chapeau. »

Tandis qu’il obéissait gaiement, elle enferma son menton à fossette dans un nœud prestement fait, tira les deux boucles des brides, secoua la tête, mit ses gants doigt par doigt, finit par les boutonner, dit adieu à son mari, et alla rejoindre Mortimer, dont l’impatience fut calmée en la voyant prête à partir.

« Mister Rokesmith vient avec nous ? dit-il en jetant les yeux vers la porte.

— Ah ! j’oubliais, répondit Bella. Mille compliments de sa part ; mais il a la figure horriblement enflée (deux fois son volume ordinaire), et il se met au lit, pauvre garçon ! il attend le docteur qui vient lui donner un coup de lancette.

— Chose curieuse, dit Lightwood, que je n’aie pas encore vu mister Rokesmith, surtout ayant été chargé des mêmes affaires.

— Vraiment ! s’écria Bella avec un front d’airain.

— Je commence à croire que je ne le verrai jamais.

— Il y a quelquefois des choses si étranges, dit-elle sans rougir, qu’on serait tenté d’y voir une sorte de fatalité ; mais je suis prête, monsieur. »

Ils montèrent dans une petite voiture que Lightwood avait prise à Greenwich, d’heureuse mémoire, et se rendirent au chemin de fer, où ils devaient trouver mister Milvey et sa petite femme, chez qui Mortimer était allé d’abord. Les dignes époux se firent un peu attendre, retenus qu’ils étaient par une ouaille du sexe féminin, l’un des fléaux de leur existence, fléau qu’ils supportaient avec une douceur exemplaire. Cette vieille brebis, d’autant plus à craindre que son absurdité chronique paraissait contagieuse, tenait à honneur de se distinguer des autres membres du troupeau en versant des larmes sonores à tout ce que disait en chaire le révérend Milvey, si consolantes d’ailleurs que pussent être les paroles du prêche. S’appliquant en outre les diverses lamentations de David, elle se plaignait d’une façon toute personnelle (bien après l’assistance) de ce que « ses ennemis l’entouraient de pièges, et l’avaient terrassée, en brisant sur elle leurs verges de fer. » Elle récitait cette partie de l’office du même ton qu’elle eût déposé une plainte devant un magistrat. Mais ce n’était pas son inconvénient le plus grave ; ce qui caractérisait surtout cette vieille veuve, c’était une idée qui, en général, la prenait au point du jour, surtout quand il faisait mauvais temps. Il lui semblait alors avoir sur la conscience, ou dans l’esprit, quelque