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L’AMI COMMUN.

en un paquet de haillons ; paquet inoffensif, d’où la conscience avait disparu, et d’où la vie s’en allait rapidement.

L’habilleuse de poupées remontait la rue au moment où le brancard sortait du Temple. « Qu’est-ce qu’il y a là-bas, marraine ? Dépêchons-nous ; voyons ce que c’est. »

La petite canne, lestement menée, n’alla que trop vite. « Ô gentlemen, il est à moi !

— À vous ? dit le chef de la bande en arrêtant les porteurs.

— Oui, bons gentlemen ; c’est mon enfant ; sorti sans permission ; mon pauvre méchant enfant. Pauvre garçon ! il ne me reconnaît pas. Que faire, Seigneur ? s’écria la petite habilleuse en frappant dans ses mains, que faire, quand on n’est pas reconnue de son fils ? »

Le chef de la bande regarda le vieux Juif pour lui demander ce que cela signifiait. « C’est son père », dit tout bas le vieillard, tandis que miss Wren, penchée sur ce corps inerte, cherchait à en extraire quelque signe de reconnaissance.

Mister Riah prit à part l’agent de police. « Je crois qu’il va mourir, dit-il.

— Eh ! non, répondit l’autre. » Mais après l’avoir regardé attentivement, l’agent secoua la tête, et ordonna de le transporter à la pharmacie la plus voisine. À peine le brancard y fut-il déposé, que les vitres se changèrent en un mur de visages, qui, aperçus à travers les énormes flacons rouges, bleus et jaunes, offrirent toute espèce de formes et de couleurs. Sous cette lumière, dont elle n’avait pas besoin pour être livide, la bête si furieuse quelques instants avant était d’un calme absolu, et portait sur la face de mystérieux caractères, réfléchis de l’un des globes transparents, comme si la mort l’eût marqué à son chiffre.

Le témoignage médical fut plus exact et plus précis qu’il ne l’est d’ordinaire devant les cours de justice. « Vous pouvez le couvrir, dit le docteur, tout est fini. »

L’agent envoya chercher ce qu’il fallait pour le voiler, les porteurs reprirent leur fardeau, et la foule, s’égrenant peu à peu, finit par disparaître. Derrière le brancard venait la petite ouvrière, la figure cachée dans l’un des pans de la lévite du Juif, qu’elle tenait d’une main, tandis que de l’autre elle manœuvrait sa canne. On gagna la maison ; l’escalier étant trop étroit pour livrer passage au brancard, on dérangea l’établi, et le corps fut déposé au milieu des poupées, dont les yeux restèrent secs et dont les lèvres continuèrent de sourire.

Il fallait en habiller beaucoup, de ces poupées, leur faire bien des toilettes pimpantes, avant qu’il y eût dans la poche de l’habil-