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L’AMI COMMUN.


Il regarda son élève comme s’il eût attendu que celui-ci continuât de réciter une leçon que lui, Bradley, savait par cœur et dont il était fatigué ; mais il n’articula pas un mot.

« Si vous avez pris à cet assassinat une part quelconque, je ne dis pas laquelle, poursuivit Hexam, si vous étiez dans le secret, ou seulement, — je ne vais pas plus loin, — si vous connaissez le coupable, vous m’avez fait un tort que je ne vous pardonnerai jamais. Vous étiez avec moi, vous le savez, lorsque je suis allé chez lui ; vous étiez avec moi quand j’épiais ses démarches, dans le but d’arracher ma sœur à son influence et de la ramener à la raison. J’ai consenti à vous mêler à cette affaire, pour faciliter votre mariage ; et sachant cela, vous n’avez pas craint de vous livrer à toute la violence de votre nature. Est-ce là votre gratitude ? »

Bradley était assis, et attachait dans le vide un regard fixe et distrait ; chaque fois que son ancien élève faisait une pause, il tournait les yeux vers lui comme s’il lui eût fait répéter une leçon, et reprenait son regard fixe dès que le jeune homme reprenait la parole.

« Je vous parlerai avec franchise, monsieur, continua Hexam en secouant la tête d’un air quasi menaçant, non pas de certaines choses auxquelles il serait dangereux pour vous de faire allusion, mais de ce que je ne peux ignorer. Si vous avez été un bon maître j’ai été un bon élève ; mes succès vous ont fait honneur, et la réputation que je me suis créée ne vous a pas moins servi qu’à moi : à cet égard nous sommes quittes. Maintenant de quelle façon m’avez-vous payé mon entremise auprès de ma sœur ? Vous m’avez compromis en vous montrant avec moi à la poursuite de ce Wrayburn. Si, grâce à ma réputation et à l’absence de tout rapport avec vous, j’échappe à cette souillure, ce sera à moi seul que je le devrai ; donc pas de remercîments pour cela. »

Il regarda Charley qui venait de s’arrêter. « Je continue, monsieur ; n’ayez pas peur, j’irai jusqu’au bout. Vous connaissez mon histoire ; vous savez que j’ai eu des antécédents avec lesquels il m’a fallu rompre. Je vous ai dit, et vous l’avez su par vous-même, que la maison paternelle, d’où je me suis vu contraint de fuir, n’était pas des plus honorables. Mon père étant mort, on devait croire que j’arriverais sans obstacle à la respectabilité ; mais non, vous savez ce que fit ma sœur. »

Il parlait avec assurance, d’une voix sèche, d’un air froid, la joue et le regard aussi peu animés que si le passé n’avait rien eu pour lui d’attendrissant. Le fait est que son cœur était vide,