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L’AMI COMMUN.

d’un petit nombre de coups de rame : le noyé remontant à la surface de la rivière, et faisant d’instinct un léger effort pour se mettre sur le dos. C’est ainsi que la première fois elle a entrevu la figure qu’elle vient d’apercevoir. Le regard sûr, et l’esprit ferme, elle guette le moment où il sera près d’elle. Le voici qui approche ; elle a rentré les godilles ; s’est agenouillée, et rampe au fond du bateau. Elle avance la main, il lui échappe ; sa main tremblait ; cette fois elle l’a saisi, et le tient par les cheveux.

S’il n’est pas mort, il est du moins insensible, effroyablement mutilé, et des lignes rouges sillonnent la rivière autour de lui. Pas moyen de soulever ce corps inerte, et de l’embarquer à elle seule. Toutefois elle peut l’attacher au canot ; elle se penche à l’arrière pour l’y fixer avec la corde qu’elle a eu soin de prendre, et le cri qu’elle jette fait retentir le fleuve et ses rives. Mais on la dirait animée d’une force surhumaine ; le nœud est fait solidement ; elle a repris ses rames et nage en désespérée vers le premier endroit qui lui permettra d’atterrir, en désespérée, mais non follement, car elle sait que tout est fini si elle ne se possède pas.

Elle aborde, se met dans l’eau, défait le nœud qui le retient, le prend dans ses bras, et le soulevant avec effort, le couche au fond du bateau. Il a d’atroces blessures ; elle déchire sa robe et le panse en toute hâte, car s’il n’est pas mort, il aura perdu tout son sang avant d’être arrivé à l’auberge, l’endroit le plus voisin où elle puisse avoir du secours. Tout cela est fait rapidement ; elle pose ses lèvres sur son front brisé, le bénit et lui pardonne, si toutefois il a besoin de pardon. Et levant au ciel un regard plein d’angoisse : « Dieu de miséricorde ! merci du passé auquel je dois d’avoir mis cette barque à flot, et de pouvoir lui faire remonter le courant. Permets, Seigneur, que je le sauve de la mort, que je le conserve à celle qui pourra l’aimer un jour et ne l’aimera pas plus que moi. »

Elle rame avec désespoir, mais d’une main ferme ; les yeux sur ce visage, dont il est rare qu’elle se détourne. Il est tellement défiguré que sa mère lui eût peut être couvert la figure ; mais il est pour elle au-dessus et au delà de toute mutilation.

Elle a touché le bord de la pelouse, qui, de la berge, descend à la rivière ; les fenêtres sont éclairées ; mais la pelouse est déserte. Elle amarre le bateau, puis avec une force nouvelle prend le blessé dans ses bras, et ne s’arrête qu’en le déposant dans la maison.

Elle lui soutient la tête pendant qu’on va chercher les médecins. Elle a souvent entendu dire qu’en face d’une personne, chez qui la vie semble éteinte, les docteurs lui prennent la main, et la