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L’AMI COMMUN.

d’une voix compatissante : « Pardonnez-moi, lui dit-il, de vous adresser la parole ; mais vous avez de grands chagrins, pauvre femme ! Je ne peux pas vous laisser pleurer toute seule, et continuer ma route, comme s’il n’y avait là personne. Puis-je vous être utile ? faire quelque chose qui aide à vous consoler ? » Elle releva la tête, et s’écria avec joie : « Mister Riah ! Oh ! c’est vous !

— Je n’en reviens pas, dit le vieillard. Je croyais parler à une étrangère, et c’était vous, ma fille ! Prenez mon bras ; venez avec moi. Qui vous a fait ce chagrin ? pauvre enfant !

— Mon frère s’est querellé avec moi, et il m’a reniée, sanglota Lizzie.

— Chien ingrat ! dit le vieux juif. Mais laisse-le partir ; secoue la poussière de tes pieds, et oublie jusqu’à sa trace. Venez, ma fille, venez chez moi ; c’est à deux pas ; vous reprendrez un peu de calme ; vous vous bassinerez les yeux ; puis je vous reconduirai. Il se fait tard ; vous êtes toujours rentrée à pareille heure ; et ce soir il y a beaucoup de monde dehors. »

Elle accepta le bras du vieillard, et ils sortirent de la place du cimetière ; ils venaient d’entrer dans la voie principale, quand un individu, qui flânait d’un air mécontent, et dont le regard fouillait la rue dans tous les sens, se précipita vers eux en s’écriant : « Lizzie ! mais d’où venez-vous ? »

Elle se serra contre le vieillard, et inclina la tête. De son côté, le vieux juif après avoir lancé un coup d’œil rapide sur le nouveau venu, baissa les yeux et garda le silence.

« Qu’est-il arrivé, Lizzie ?

— Je ne peux pas vous le dire à présent, mister Wrayburn, si même je vous le dis jamais. Laissez-moi, je vous en prie.

— Pas le moins du monde ; je suis venu exprès pour vous. J’ai dîné dans le voisinage, et sachant à quelle heure vous sortez de l’atelier, j’étais sûr de vous rencontrer ici. Mais qu’êtes-vous devenue ? Il y a des heures que je me promène de long en large, comme un recors ou un marchand de vieux habits, dit-il en regardant le juif. »

Celui-ci leva les yeux, et jeta un nouveau coup d’œil sur le jeune homme.

« Allez-vous-en, mister Wrayburn ; je ne suis pas seule, vous voyez, je n’ai rien à craindre. Un mot cependant : prenez garde, je vous en prie ; veillez sur vous.

— Mystères d’Udolphe ! s’écria Eugène d’un air étonné. Puis-je vous demander quel est ce protecteur ?

— Un ami dévoué, monsieur.

— Je vais prendre sa place, continua Eugène, et vous me direz ce qui vous arrive, Lizzie.