Page:Dickens - L'Ami commun, traduction Loreau, 1885, volume 2.djvu/246

Cette page a été validée par deux contributeurs.
242
L’AMI COMMUN.

Jusqu’à présent elle a discouru avec son mari de la manière la plus affectueuse ; mais elle n’a pas eu un mot du boueur, ni de sa femme. Elle vient encore de jeter quelques amorces, et ni l’un ni l’autre n’ont mordu à l’appât. Il est probable que le vieux couple est impressionné par ce qu’il entend, mais on aimerait à en avoir l’assurance ; d’autant plus qu’on s’adresse parfois à l’une des chères créatures, et qu’il est singulier de n’en pas avoir de réponse. Dans tous les cas, si la timidité, ou la conscience de leur peu de valeur empêche ces braves gens de se mêler à l’entretien, il faut les prendre par les épaules et les y faire entrer de force.

« Dans son admiration pour l’homme qu’il brûle de servir, dit Sophronia s’adressant au vieux couple, ce cher Alfred oublie ses revers momentanés ; et je vous le demande, cher monsieur, n’est-ce pas là faire preuve d’une nature généreuse ? Je n’ai jamais su discuter ; mais cela me paraît évident : ne trouvez-vous pas, chère madame ? »

Toujours pas de réponse. Le cher monsieur regarde son assiette, et continue de manger son jambon. La chère madame a les yeux sur la bouilloire, et ne s’en détourne pas. Voyant s’évanouir son éloquent appel, qui va se mêler à la vapeur de l’urne, Sophronia jette un coup d’œil sur le couple doré, et hausse légèrement les sourcils, comme pour dire à son Alfred : Est-ce que la chose tournerait mal ? Mister Lammle, qui, en mainte occasion, a obtenu de sa poitrine d’heureux effets, manœuvre son vaste devant de chemise de la façon la plus expressive, et répond en souriant : « Mister et missis Boffin, chère Sophronia, vous rappellent ce vieil adage : l’éloge de soi-même n’est pas une recommandation.

— De soi-même, Alfred ? Est-ce parce que vous et moi ne faisons qu’un ?

— Ma chère enfant, je veux dire que vous méritez pour votre part, le compliment que vous voulez bien me faire ; car vous éprouvez pour madame, ce que je ressens pour mister Boffin ; vous me l’avez confié, chère oublieuse.

— Quel habile avocat ! dit tout bas mistress Lammle à missis Boffin ; me voilà battue ; je n’ai plus qu’à l’avouer ; car la chose est vraie. »

Missis Boffin lève seulement les yeux, avec un semblant de sourire ; et les repose sur la bouilloire. Plusieurs marques blanches vont et viennent près du nez de mister Lammle.

« Eh bien ! Sophronia, admettez-vous l’accusation ? demande Alfred d’un ton railleur.

— Hélas ! dit-elle gaiement, j’en suis réduite à réclamer la pro-