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L’AMI COMMUN.

tendre, mais vous n’avez rien à dire ; et je vais retrouver mon frère.

— Oh ! restez ! Je n’ai menacé personne. » Voyant qu’elle regardait sa main, il en essuya le sang sur sa manche, puis la recroisa avec l’autre. « Mister Wrayburn, reprit-il.

— Encore ce nom, monsieur ! pourquoi le répéter ?

— Parce qu’il est le sujet de ce qui me reste à vous dire. Remarquez-le bien : je ne menace pas. Si cela m’arrive, arrêtez-moi, et faites-m’en des reproches. Mister Wrayburn ! » La manière dont il proféra ces mots renfermait à elle seule une menace que des paroles n’auraient guère mieux exprimée. « Vous recevez ses visites, poursuivit-il ; vous acceptez ses bienfaits, vous l’écoutez avec plaisir, lui.

— Mister Wrayburn a été plein de bontés et d’égards pour moi à l’époque où mon père est mort, répliqua Lizzie avec fierté.

— Oh ! naturellement ; c’est un homme plein de bontés et d’égards, que mister Wrayburn.

— Il vous est étranger, d’ailleurs, poursuivit-elle avec indignation.

— Vous vous trompez ; il me touche de près, au contraire.

— Que peut-il vous être ?

— Un rival d’abord.

— Mister Headstone, reprit Lizzie le visage en feu, ce que vous venez de dire est une lâcheté ; mais cela me permet de vous répondre que je ne vous aime pas, et ne vous aimerai jamais ; que vous m’avez déplu dès votre première visite ; et que personne n’entre pour rien dans l’effet que vous m’avez produit. »

Il releva la tête qu’il avait courbée sous le poids de ces paroles, et après s’être humecté les lèvres : « Je savais tout cela, dit-il ; et vous ne m’en attiriez pas moins. J’avais beau penser à mister Wrayburn, j’avançais toujours. Ce soir je songeais à lui, et je suis venu ; même actuellement je l’ai sous yeux, et je vous parle encore. C’est pour lui qu’on m’éloigne, qu’on me rejette.

— Si vous interprétez ainsi mon refus et les remercîments que je vous adresse, ce n’est pas ma faute, dit-elle avec douceur ; car elle était non-moins émue qu’effrayée de la lutte qu’il soutenait contre lui-même.

— Je ne me plains pas, dit-il ; je constate un fait. J’ai dû lutter contre le respect de moi-même, lorsque je me suis laissé entraîner vers vous en dépit de mister Wrayburn. Vous ne vous figurez pas à quel point je suis tombé dans ma propre estime. »

Elle était blessée, irritée ; mais elle garda le silence en con-