Page:Dickens - L'Ami commun, traduction Loreau, 1885, volume 2.djvu/238

Cette page a été validée par deux contributeurs.
234
L’AMI COMMUN.

avait, lui aussi, un genou en terre, et son regard rencontra celui du maître de pension.

« Ah ! j’devine, dit-il en crachant lentement l’herbe qu’il avait mâchée ; ça n’serait-i pas qu’i va la voir, troisième gouverneur ?

— Il a quitté Londres hier, et cette fois, je n’en doute pas, répondit Bradley.

— Alors, vous n’en êtes pas sûr ?

— Aussi sûr, dit-il en empoignant sa chemise grossière, aussi sûr que si c’était écrit là ; et son poing crispé indiquait le ciel.

— Autant que j’peux en juger, reprit Riderhood en crachant son dernier brin d’herbe, et en s’essuyant la bouche avec sa manche, vous avez déjà cru en êt’ sûr, et vous vous êtes trompé ; ça s’voit à vot’ mine.

— Écoutez, dit Bradley à voix basse, en posant la main sur l’épaule de Riderhood, je suis en vacances.

— Par saint Georges, murmura l’autre en regardant cette figure ravagée, si c’est là vos jours de fête, qué qu’c’est qu’vos jour’ouvriers ? i’doiv’ êt’ joliment rudes.

— Je ne l’ai pas quitté, poursuivit Bradley dont la main impatiente écarta l’interruption, et je ne le quitterai pas que je ne l’aie surpris avec elle.

— Et après qu’vous les aurez vu’ ensemb’ ? demanda Riderhood.

— Je reviendrai vous trouver. »

L’honnête homme roidit le genou sur lequel il s’appuyait, et se releva en attachant un regard farouche sur son nouvel ami. Après avoir marché pendant quelques instants, à côté de Riderhood, dans la direction qu’avait prise le petit canot, Bradley laissa l’éclusier un peu en arrière. Il tira de sa poche une bourse pimpante (un présent de ses élèves), et Riderhood se décroisa les bras pour salir le revers de sa manche en se le passant sur la bouche d’un air méditatif.

« J’ai une livre à vous donner, dit Bradley.

— Vous en avez deux, » répondit Riderhood.

Un souverain brillait entre les mains du maître de pension. Riderhood, les yeux à terre et le regard de côté, allongea le bras gauche. Bradley prit dans sa bourse un second souverain, et les deux pièces d’or tintèrent dans la main de Riderhood, qui les mit promptement dans sa poche.

« Il faut maintenant que je le suive, dit Bradley Headstone. L’insensé ! en prenant la rivière il a cru me faire perdre sa trace ; mais avant de se débarrasser de moi, il faudra qu’il devienne invisible. »

Riderhood s’arrêta. « Si c’te fois vous n’êtes pas trompé, c’est donc à l’écluse que vous allez r’venir ?