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L’AMI COMMUN.

— Non, Vénus, non, je parle du serpent.

— Veuillez le remarquer, reprit Vénus, je ne lui ai pas même laissé entrevoir que je me retirais de l’affaire, voulant d’abord en causer avec vous ; mais je n’en serai jamais dehors assez tôt ; veuillez donc, monsieur, me dire à quelle époque il entre dans vos idées que je rompe avec mister Wegg.

— Merci, Vénus, merci ; mais je ne sais que vous répondre ; c’est fort embarrassant. De toute manière il fondra sur moi un jour ou l’autre. Il y est bien décidé, n’est-ce pas ?

— Très-décidé, monsieur.

— En continuant d’en être, vous pourriez me protéger, vous placer entre nous deux et amortir le coup. Restez au moins dans le complot, c’est-à-dire ayez-en l’air, jusqu’à ce que j’aie pu me retourner. »

Vénus demanda combien il faudrait de temps pour cette opération.

« Je n’en sais rien, dit le bonhomme ; tout est bousculé dans ma tête. Si je n’avais pas eu cette fortune, je n’y aurais jamais songé ; mais la tenir, et qu’on vous en dépouille, ce serait trop dur ; ne trouvez-vous pas, Vénus ? »

L’anatomiste préféra laisser à mister Boffin le soin de trancher la question.

« Je ne sais à quoi me résoudre, reprit le boueur doré ; consulter quelqu’un, c’est donner à un autre l’occasion de faire acheter son silence, et me ruiner complètement. Autant vaudrait tout lâcher, et s’en aller au work-house. En parler à Rokesmith, c’est la même chose ; un jour ou l’autre il fondra sur moi ; je suis venu au monde pour qu’on m’attaque. »

Les mains sur ses poches, et les pressant comme s’il y ressentait une vive douleur, Noddy Boffin trottinait dans la boutique en proférant ces lamentations que le maître du logis écoutait en silence.

« Après tout, Vénus, vous ne m’avez pas dit ce que vous comptez faire, à quelle époque vous entendez rompre, et comment vous sortirez de là. »

Vénus répondit que mister Wegg ayant trouvé le testament, son intention était de le lui rendre, en lui déclarant qu’il ne voulait plus en entendre parler ; Silas ferait alors ce qui lui plairait et en subirait les conséquences.

« Il fondra sur moi, et je serai seul contre lui ! s’écria Boffin avec douleur. J’aimerais mieux être attaqué par vous, mister Vénus ; même par vous deux que par lui tout seul. »

L’anatomiste répéta que sa ferme intention était de rentrer dans la voie de la science, et de n’attaquer ses semblables