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L’AMI COMMUN.

émouvant où passait l’ombre imposante du grand Snigsworth, envisagé de loin par les prêteurs d’argent comme une garantie dans la brume, et par Twemlow comme un juge irrité, le menaçant de son bâton baronial.

Mister Fledgeby avait écouté le gentleman avec le calme et la réserve d’un jeune homme à qui ces faits étaient connus d’avance. « Tout cela est fort grave, dit-il en hochant la tête d’un air sérieux. Je n’aime pas cette demande du capital ; si vraiment ce Juif est décidé à ravoir son argent, il faudra le lui donner.

— Supposez que je ne l’aie pas, dit Twemlow, d’un air abattu.

— Alors, répliqua Fledgeby, il faudra y aller.

— Où cela ? demanda Twemlow d’une voix défaillante.

— En prison, » répondit l’autre.

Sur quoi l’innocent vieillard posa sa tête sur sa main, et gémit tout bas de honte et de douleur.

« Néanmoins, dit Fledgeby, paraissant reprendre courage, il est possible que les choses n’en viennent pas là. Si vous le permettez, dès que ce Juif sera de retour, je lui dirai qui vous êtes, ainsi que les liens qui nous unissent, et je lui expliquerai votre position, ce que je ferai en homme d’affaires ; si toutefois ce n’est pas de ma part une trop grande liberté.

— Mille grâces, monsieur, répondit Twemlow ; mais vraiment je ne saurais profiter de vos offres généreuses. Je sens trop bien que — pour employer l’expression la plus douce, — je n’ai rien fait pour m’attirer vos bontés.

— Où peut-il être allé ? murmura Fledgeby, en tirant de nouveau sa montre. Le connaissez-vous, mister Twemlow ?

— Non, monsieur.

— Un vrai juif ; encore plus juif au moral qu’au physique, surtout quand il ne s’emporte pas. Le calme chez lui est un mauvais signe. Regardez-le quand il entrera ; si vous lui voyez l’air tranquille, n’espérez rien. Tenez, le voilà ; et d’un calme effrayant ! » En disant ces paroles, qui produisirent un effet douloureux sur Twemlow, Fascination regagna son tabouret ; il venait de s’y asseoir lorsque rentra le vieux Juif.

« Ah ! mister Riah, dit-il, je vous croyais perdu. »

Le vieillard jeta un coup d’œil sur Twemlow, et s’arrêta, voyant que son maître avait des ordres à lui donner.

« Vraiment, répéta Fledgeby avec lenteur, je vous croyais perdu, mister Riah ; et maintenant que je vous vois… Mais non ; c’est impossible, vous n’en êtes pas capable. »

Le vieillard, qui tenait son chapeau à la main, releva la tête, et regarda Fledgeby avec inquiétude, comme s’il eût cherché à savoir quel nouveau fardeau allait lui être infligé.