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L’AMI COMMUN.

un autre sujet. Mister Boffin… vous savez combien je lui suis reconnaissante ; j’ai pour lui une affection que je lui dois bien ; il est si généreux envers moi ! Vous ne doutez pas de ma gratitude, mister Rokesmith ?

— Assurément non ; vous êtes d’ailleurs sa compagne favorite.

— Justement ! c’est-là ce qui me rend si difficile de parler de lui. Mais est-il bon pour vous, monsieur ?

— Vous êtes à même d’en juger, répondit Rokesmith d’un air calme et digne.

— Malheureusement ! dit-elle en hochant la tête. L’idée qu’on peut supposer que je l’approuve et que je prends une part indirecte à ce qu’il vous fait subir, m’est fort pénible. En outre, c’est pour moi une vive douleur d’être forcée de reconnaître qu’il est gâté par la fortune.

— Si vous pouviez savoir, dit Rokesmith avec effusion, combien je suis heureux de ce que la fortune ne vous gâte pas, vous sentiriez, miss Wilfer, que cela doit compenser, et au delà, les quelques ennuis qui m’arrivent d’autre part.

— Ne parlons pas de moi, s’écria Bella en se frappant la main avec son gant, vous ne me connaissez pas…

— Comme vous vous connaissez vous-même ? insinua le secrétaire. Mais êtes-vous sûre de vous connaître, miss ?

— Bien assez, dit-elle en ayant l’air de faire peu de cas de sa personne ; je ne gagne pas à être connue ; revenons à mister Boffin.

— Que sa manière d’être à mon égard, dit le secrétaire, ne soit plus ce qu’elle était autrefois, c’est trop évident pour qu’on puisse le nier.

— En auriez-vous la pensée ? demanda-t-elle avec surprise.

— Je le ferais avec joie, si c’était possible ; et pour ma propre satisfaction.

— Il est certain que vous devez en souffrir ; vous ne prendrez pas ce que je vais dire en mauvaise part, mister Rokesmith ? voulez-vous me le promettre ?

— De tout mon cœur, miss.

— Parfois… du moins je le présume, dit-elle en hésitant, cela doit vous faire perdre un peu de votre propre estime. »

Il inclina la tête affirmativement, bien qu’il n’eût pas l’air d’admettre cette assertion, et répondit : « J’ai de puissants motifs pour accepter les inconvénients de la position que j’occupe ; ils n’ont rien de mercenaires, croyez-le bien, miss. Des événements étranges, une série de fatalités, en me faisant perdre la fortune que je devais avoir, m’obligent, il est vrai, à me procurer des moyens d’existence ; mais, si ce que vous avez eu la