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L’AMI COMMUN.

Elle était sortie de la loge aussi vite qu’elle avait pu, et se retrouvait sur la route où elle errait d’un pas chancelant, n’osant pas avancer, voyant ce qu’elle redoutait dans les lumières de la petite ville qui était devant elle, saisie de terreur à la pensée des lieux qu’elle avait fuis, comme si chacune des pierres de chaque place de marché avait été pour elle une menace. Elle prit un chemin détourné, puis un autre, s’égara, et fut bientôt perdue. Elle coucha dehors, abritée par une meule de paille ; et si le bon Samaritain, — cela vaut peut-être qu’on y réfléchisse, chrétiens, mes frères, — si le bon Samaritain, sous la forme que nous lui avons donnée, fût passé près d’elle en cette nuit de détresse, elle eût remercié Dieu avec ferveur d’avoir permis qu’elle lui échappât.

Le matin la trouva de nouveau sur pied, l’esprit confus, et cependant ferme dans sa résolution. Elle comprit que ses forces l’abandonnaient et que bientôt la lutte serait terminée. Mais comment rejoindre ses protecteurs ? Elle n’en trouvait pas le moyen ; ses pensées lui échappaient ; il ne lui restait plus que deux impressions distinctes : la frayeur qui l’avait toujours dominée, et le ferme propos d’échapper à la honte qui causait son effroi. Soutenue par cette résolution, maintenant plus instinctive que réfléchie, elle se remit en marche.

L’heure était venue où les souffrances et les besoins de cette vie n’existaient plus pour elle. On lui aurait offert des aliments qu’elle n’y aurait pas touché. Il faisait humide et froid ; mais elle n’en savait rien. Elle se traînait, pauvre créature ! comme un coupable qui a peur d’être pris, et ne sentait que la crainte de tomber avant la fin du jour, et d’être ramassée vivante. Quant à la nuit, elle savait bien qu’elle ne la passerait pas. Cousue dans la doublure de son corsage, la petite somme nécessaire aux frais de son enterrement était toujours intacte. « Si elle pouvait aller jusqu’au soir et s’éteindre dans l’ombre, elle mourrait indépendante. Si on la relevait respirant encore, on lui prendrait son argent, — un pauvre n’a pas droit à cette indépendance, — et on la porterait au work-house maudit. Il fallait donc aller jusqu’à la chute du jour. Demain on trouverait la lettre sur sa poitrine, avec l’argent des funérailles ; on la remettrait à son adresse, et le bon monsieur et la bonne dame sauraient que la vieille Betty avait pensé à eux jusqu’au dernier soupir, et qu’elle était morte sans avoir déshonoré cette marque de leur bonté en la laissant tomber entre les mains de ceux qu’elle avait en horreur. »

Tout ce qu’il y a de plus irrationnel, de plus inconséquent, de plus fou ! Mais ceux qui traversent la vallée où plane l’ombre de