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pu l’abattre. Encore active, elle avait l’œil noir et brillant, le visage résolu. Cependant, c’était une créature pleine de tendresse, pas une femme raisonneuse ; mais Dieu est bon, et, dans le ciel, le cœur pourra peser autant que la tête.

« Certainement, dit-elle lorsqu’on eut abordé l’affaire. Missis Milvey a eu la bonté de m’écrire ; Salop m’en a fait la lecture ; une jolie lettre ; c’est une si bonne lady ! »

Missis Boffin et Rokesmith lancèrent un coup d’œil au garçon effilé, qui, béant plus que jamais, devait représenter Salop.

« Car il faut vous dire, continua la grand’mère, que je ne sais rien tirer de l’écriture. Je lis pourtant dans ma Bible, et à peu près tout l’imprimé ; je vous dirai même que j’aime beaucoup le journal. Mais Salop, vous ne le croiriez pas, lit les nouvelles dans la perfection. Quand il arrive à la police, il prend toutes sortes de voix, suivant les personnages. »

Les visiteurs considérèrent comme une politesse de regarder Salop, qui, renversant tout à coup la tête, ouvrit la bouche tant qu’il put, et se mit à rire fort et longtemps. Les deux bambins, dont la cervelle était menacée, firent comme lui ; missis Higden les imita, l’orphelin imita sa grand’mère, et les deux visiteurs firent comme les autres, ce qui fut plus joyeux qu’intelligible. Puis, saisi de la manie industrielle, le grand garçon tourna sa mécanique avec tant de fougue et de fracas, que missis Higden le pria de s’arrêter.

« Un moment, Salop, un moment ! on ne peut pas s’entendre.

— Est-ce le cher petit que vous avez sur vous ? demanda missis Boffin.

— Oui, madame ; c’est Johnny, mon petit John.

— Hein ! s’écria missis Boffin ; mon petit John ! entendez-vous, mister Rokesmith ? il n’y a plus qu’un des noms à lui donner. C’est un bel enfant. »

Le menton sur la poitrine, et sa petite main rondelette aux lèvres de sa grand’mère, qui la baisait de temps à autre, Johnny regardait en dessous la dame avec ses grands yeux bleus.

« Oui, répondit missis Higden, c’est un bel enfant, et bien chéri, je vous assure ; le dernier de ma dernière petite-fille. Elle aussi est partie comme les autres.

— Est-ce que ces deux-là sont ses frère et sœur ? reprit missis Boffin.

— Oh ! ciel non, madame, ce sont des minders.

— Des minders[1] ? répéta Rokesmith.


  1. Minder, mot qui vient de mind : penser à, faire attention, s’occuper de. (Note du Traducteur.)