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BLEAK-HOUSE

été cuit ; mais, par malheur, c’était à peu près cru. La jeune femme embobinée de flanelle, et qui faisait le service, posait bout-ci bout-là tous les plats sur la table, sans s’inquiéter de rien. De temps à autre, la femme en patins, sans doute la cuisinière, entre-bâillait la porte et l’appelait aigrement ; une querelle s’ensuivait, et mille incidents qui entravaient le dîner : le plat de pommes de terre renversé dans les cendres, la poignée du tire-bouchon cédant tout à coup et venant frapper le menton de la jeune femme aux flanelles. Mistress Jellyby conservait néanmoins l’égalité de son humeur ; elle nous dit une foule de choses intéressantes sur Borrioboula-Gha, et reçut tant et tant de lettres, que Richard, assis à côté d’elle, compta jusqu’à cinq enveloppes à la fois dans la sauce du rôti : lettres de plusieurs comités de femmes ; comptes rendus et résolutions de plusieurs meetings ; questions relatives à la culture du café, aux indigènes du centre de l’Afrique. Mistress Jellyby envoya sa fille à trois ou quatre reprises différentes écrire ce qu’elle avait à répondre. Que d’affaires n’avait-elle pas, et quel dévouement à la cause !

J’étais fort intriguée de savoir ce que ce pouvait être qu’un gentleman, à moitié chauve, portant lunettes, et qui, après que le poisson fut enlevé, s’était glissé à une place jusque-là restée vacante. Il semblait acquis à la question africaine, mais d’une manière passive ; et comme il ne disait pas un mot, j’aurais pu le prendre pour un indigène de Borrioboula-Gha, si ce n’avait été la couleur de son teint. Mais quand nous fûmes sorties de table, —et que je le vis rester avec Richard, il me vint à l’idée que ce devait être M. Jellyby, et je ne me trompais pas. Un jeune homme très-bavard qui vint dans la soirée, qu’on appelait M. Quale, et dont les cheveux, rejetés vigoureusement en arrière, laissaient voir deux tempes bossues et luisantes, philanthrope, à ce qu’il nous apprit lui-même, nous confirma le fait, en nous disant que l’alliance matrimoniale de M. et de Mme Jellyby lui représentait l’union de l’esprit et de la matière.

Ce jeune homme, qui avait aussi beaucoup à dire sur l’Afrique, et, entre autres choses l’exposé d’un projet dont il était l’auteur, projet qui consistait à enseigner aux colons de Borrioboula-Gha la manière d’apprendre aux indigènes à tourner des pieds de tables et de pianos qu’ils exporteraient ensuite, prenait un plaisir évident à faire ressortir le mérite de mistress Jellyby. « Vous recevez maintenant, lui disait-il, cent cinquante ou deux cents lettres par jour, relativement à l’Afrique. » Ou bien encore : « Si ma mémoire ne me trompe, pas, vous avez envoyé par le