Page:Dickens - Bleak-House, tome premier.pdf/23

Cette page a été validée par deux contributeurs.
17
BLEAK-HOUSE

jour viendra, trop tôt malheureusement, où vous comprendrez mes paroles et vous en éprouverez la douleur qu’une femme seule peut en ressentir. Je lui ai pardonné, ajouta ma marraine avec un visage qui ne le prouvait nullement, je lui ai pardonné, bien que moi seule aie jamais pu savoir tout ce que j’en ai souffert. Quant à vous, malheureuse enfant, orpheline et dégradée depuis ce jour, dont l’anniversaire ne rappelle qu’opprobre et malédiction, priez, priez pour que le péché des autres ne retombe pas sur votre tête, ainsi qu’il est écrit ; ne pensez pas à votre mère, et ne la rappelez jamais à ceux qui, en l’oubliant, se montrent généreux envers sa fille. »

Et comme je me disposais à partir, elle ajouta :

« L’obéissance, l’abnégation de vous-même, l’activité au travail sont désormais ce qui doit remplir une vie souillée dès l’origine. Vous différez des autres enfants, Esther, en ce que vous n’êtes pas née comme le commun des pécheurs sous le coup seulement du péché originel de tous les hommes : vous avez le vôtre à part. »

Je remontai dans ma chambre, je me glissai dans mon lit, et appuyant ma joue baignée de larmes contre celle de ma poupée que je serrai sur mon cœur, je ne m’endormis que lorsque le chagrin eut épuisé mes forces ; car je sentais, si bornée que fût mon intelligence, que j’avais fait le malheur des autres, et que je n’étais pour personne ce que Dolly se trouvait être pour moi. Oh ! qu’elle me devint chère, et que de fois après cela, dans ces longues heures de solitude que nous passions ensemble, je lui racontai l’histoire de mon jour de naissance, je lui confiai tous les efforts que je voulais faire pour réparer la faute dans laquelle j’étais née (faute dont je me sentais vaguement innocente, quoique coupable) ; et combien je travaillerais à devenir laborieuse, aimable et bonne, afin de pouvoir faire un peu de bien à quelqu’un, et de gagner un peu d’amour, si cela m’était possible ! Je désire qu’il n’y ait pas trop de faiblesse et d’égoïsme à verser quelques larmes, en me rappelant toutes ces choses, car je ne peux pas m’empêcher d’en répandre tandis que j’écris ces lignes ; mais je les essuie et je continue.

La distance qui me séparait de ma marraine s’accrut encore à mes yeux, et je ne m’en sentis que d’autant plus touchée de la place qu’elle me permettait d’occuper dans sa maison, et qui aurait dû être vide, ce qui m’intimidait au point qu’il me devint plus difficile que jamais de l’approcher et de lui témoigner ma vive reconnaissance. Depuis les paroles qu’elle m’avait dites, non-seulement je n’osais plus la regarder, mais j’éprouvais la