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BLEAK-HOUSE

riodiquement du Shropshire, et qui s’épuise en vains efforts pour trouver, à la fin de chaque audience, le moyen d’adresser un mot au juge ; un pauvre homme qui ne veut pas comprendre que, légalement parlant, son existence est complétement ignorée du lord chancelier, qui le voit et le désespère depuis plus de vingt-cinq ans ; il choisit une place où il puisse être remarqué, s’y cramponne, et, les yeux attachés sur le juge, se prépare à l’interpeller dès qu’il se lèvera de son siége ; ce que voyant, de jeunes clercs d’avoué s’arrêtent, comme ils allaient partir, dans l’espoir qu’il en résultera quelque plaisante affaire, tout au moins un bon mot qui égayera tant soit peu cette journée morne et sombre.

L’affaire Jarndyce continue à occuper l’audience ; par la suite des temps ce procès effroyable s’est tellement compliqué, que nul au monde n’en connaît plus le motif, les parties moins que personne, et parmi tous les membres du barreau, on n’en trouverait pas deux qui pussent en parler cinq minutes sans tomber en contradiction avec eux-mêmes. Des myriades d’enfants sont nés depuis le jour où ce procès commença ; ils ont grandi, se sont mariés et sont morts. On compte par vingtaines ceux qui, sans savoir ni comment ni pourquoi, se sont trouvés, de naissance, parties intéressées dans Jarndyce contre Jarndyce ; des familles tout entières ont hérité de ce procès et des haines traditionnelles qu’il engendra. Le petit défendeur auquel on promit jadis un cheval de bois quand la cause serait gagnée, a possédé de vrais chevaux, et est allé dans l’autre monde toujours trottant, avant que l’époque du jugement ait paru plus prochaine. Les pupilles de la cour sont devenues mères et grand’mères ; une longue procession de chanceliers a défilé et s’est éteinte ; peut-être n’y a-t-il plus trois Jarndyce sur la terre depuis que le vieux Tom s’est, dans son désespoir, fait sauter la cervelle au café de Chancery-Lane ; mais le procès dure toujours et se traîne à perpétuité devant son juge impassible.

Jarndyce contre Jarndyce a passé en proverbe ; on en plaisante, on en rit, et c’est là tout le bien qu’il ait jamais su faire. Pas de magistrat qui n’ait à ce sujet quelque épigramme à recevoir ; pas de chancelier qui n’y ait été intéressé comme avocat plaidant quand il était à la barre. De vieux légistes, aux souliers bulbeux, au nez violet, en ont eu des saillies après boire ; et les stagiaires s’en servent comme de cible pour exercer leur esprit au sarcasme légal ; le dernier lord chancelier nous en fournit l’exemple. « Telle chose n’arrivera, disait M. Blowers, l’avocat éminent, qu’à l’époque où il pleuvra des pommes de terre.