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de mettre le sel sur la table, et à Malte de ne pas oublier le poivre, sais-tu bien que Georges me fait l’effet de vouloir prendre de la poudre d’escampette ?

— Georges ne désertera jamais, répond l’ex-artilleur. Ne crains pas ça, la vieille. Il n’est pas homme à quitter son vieux camarade et à le laisser dans la peine.

— J’en suis bien sûre, et ce n’est pas ça que je veux dire. Je crois seulement que s’il avait tout payé, il ne tarderait pas à prendre la clef des champs.

— Pourquoi ça ?

— Parce qu’il me semble inquiet, ennuyé de sa position. Je ne veux pas dire que ses manières ne soient plus aussi franches ; il ne serait plus lui-même, s’il avait moins de franchise ; mais il est comme irrité, hors de lui. Enfin, il n’est plus dans son assiette.

— Et c’est bien naturel, avec ce robin qui le persécute et qui ferait damner le diable.

— Je ne dis pas le contraire ; mais ça revient à ce que je dis. »

La conversation est forcément interrompue par la nécessité où se trouve M. Bagnet de veiller au dîner qui est gravement compromis ; les poulets, d’une nature un peu sèche, ne rendent pas le moindre jus, et leurs pattes, excessivement écailleuses, sont un peu plus longues qu’il ne serait désirable ; la perversité des pommes de terre est au delà de ce qu’on peut dire ; elles crèvent tout à coup et tombent en miettes dès qu’on veut les peler ; néanmoins l’ex-artilleur surmonte toutes ces difficultés, et finit par servir le festin : on se met à table ; Mme Bagnet occupe à la droite de l’époux la place d’honneur de l’invitée.

Il est bien heureux pour la vieille qu’elle n’ait par an qu’un seul jour de naissance ; un pareil luxe de volaille qui se renouvellerait plus souvent pourrait être dangereux. Tout ce qu’il y a de tendons et de ligaments dans un poulet ordinaire s’est transformé dans ceux-ci en cordes à guitare, et leurs membres ont jeté de profondes racines dans leur chair, ainsi que les vieux arbres dans le terrain qui les porte ; mais M. Bagnet, qui ne s’aperçoit pas de ces défauts, s’applique de tout son cœur à faire manger à la vieille une énorme quantité de ce rôti luxueux ; et l’excellente femme, qui, pour rien au monde, ne voudrait lui causer le plus petit désappointement, surtout un jour comme celui-ci, compromet vaillamment sa digestion. Elle se demande comment Woolwich peut ainsi nettoyer les pilons sans être de la famille des autruches ; et tandis qu’elle cherche à le comprendre, les soins du ménage, confiés à ses deux filles, lui font