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« J’ai le bonheur, reprit M. Vholes, d’être le soutien de mon vieux père, qui habite la vallée de Taunton, et j’ai pour la nature une admiration toute spéciale ; mais j’étais loin de m’attendre à ce que l’on trouve ici.

— Aimeriez-vous habiter la campagne ? lui demandai-je pour entretenir la conversation.

— Ah ! miss, vous touchez là une corde qui m’est bien sensible. Ma santé n’est pas bonne (j’ai la digestion pénible), et c’est aux champs que j’irais me reposer si je ne pensais qu’à moi, d’autant plus qu’absorbé par les affaires, j’ai toujours vécu loin du monde, surtout en dehors de la société des femmes, que j’aurais eu tant de plaisir à voir ; mais avec mes trois filles et mon vieux père, l’égoïsme ne m’est pas permis ; il est vrai que je n’ai plus à soutenir ma grand’mère, qui est morte l’année passée à l’âge de cent deux ans ; mais il me reste assez de charges pour avoir encore besoin d’amener de l’eau au moulin. »

Sa voix morne et sa parole tout intérieure, pour ainsi dire, exigeaient une certaine attention de la part de l’auditeur.

« Excusez-moi, poursuivit-il, de vous parler ainsi de mes filles ; c’est mon côté faible ; et mon vœu le plus cher est de laisser à mes enfants, avec un nom respectable, une petite fortune qui leur assure une honnête indépendance. »

Nous arrivâmes à la maison, où le thé nous attendait ; Richard entra quelques instants après et dit quelques mots à l’oreille de M. Vholes, qui lui répondit : « Vous m’emmenez, alors ? comme vous voudrez, monsieur ; je suis complétement à vos ordres. »

Nous comprîmes que M. Skimpole occuperait le lendemain, à lui tout seul, les deux places qui avaient été retenues la veille et payées par Richard. Celui-ci, dont l’imagination était montée, voyait tout lui sourire et croyait palper d’avance la fortune que lui montraient ses rêves ; nous l’accompagnâmes jusqu’au bout du village où il avait dit qu’on vînt l’attendre. Un homme tenant une lanterne d’une main et de l’autre la bride d’un cheval horriblement maigre, se trouvait au sommet de la colline ; je vois encore les deux voyageurs, assis côte à côte au fond du cabriolet ; Richard, l’œil en feu, le rire aux lèvres, prenant les rênes et agitant son fouet en nous saluant avec ivresse ; M. Vholes, impassible, ganté de noir et boutonné jusqu’au menton, regardant Richard comme le serpent regarde sa proie. J’ai toujours sous les yeux cette nuit sombre et sillonnée d’éclairs, cette route poudreuse, enfermée entre deux rangées d’arbres immobiles et noirs, et ce cheval décharné, qui, les oreilles couchées en arrière, l’emportait vers l’abîme.