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Je vous ai déjà parlé de cette vieille parente si fine, si calme, si judicieuse : j’ai appris qu’elle avait eu son roman, un pauvre petit roman désolé, où sa jeunesse s’est meurtrie et dont le souvenir fait encore trembler sa voix.

C’est en me racontant la mort de tous les siens, père, mère, frères et sœurs qui revenaient mourir dans la vieille maison familiale, qu’elle me dit gravement : « Ceux-là qui sont morts ne sont qu’absents : je vis avec leur souvenir et ils me tiennent compagnie. Mais les autres ! Les vivants dont le souvenir écrase le cœur comme le couvercle d’un cercueil ! Ceux qui ont menti, trahi, qui se sont enfuis comme des voleurs en emportant ma jeunesse, mon adorable confiance, mon amour si pur, mon pouvoir d’aimer la vie, ceux-là sont les vrais morts et ce fut long d’apprendre à penser à eux doucement ! »

Elle se tut quelques secondes, et reprit plus bas : « Je suis bien vieille, j’ai eu des deuils et des chagrins, mais rien qui se puisse comparer à l’horreur d’avoir été trahie par mon fiancé qui épousa une de mes cousines, continuant jusqu’à la fin de me faire croire qu’il m’aimait. J’aurais dû le détester puisque je le méprisais, mais non ! À toute ma douleur s’ajoutait l’humiliation de l’aimer encore, de l’aimer si longtemps. Et ça, ma petite, c’est avoir l’enfer dans le cœur. On vieillit tout d’un coup à endurer ce supplice, et à vingt-quatre ans j’étais plus vieille