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pensée avaient interposé un écran entre la nature et elle-même. Mais ici, aussitôt qu’elle demeurait seule, aussitôt qu’elle passait le seuil de la cabane, elle heurtait la forêt, le fleuve, la terre, le chaud, le froid, les aubes, les crépuscules, le soleil, les ciels étranges, les nuages, le vent, la pluie, les tempêtes, les couleurs, toutes les manifestations de la nature. Entre ces phénomènes et elle, aucun mur. Nuls vestiges pour détourner l’attention, absorber les yeux ou l’esprit. Et ce pays canadien, avec son âpreté, sa force, imposait des sensations, des états d’âme. Dans l’être qui lui était livré, il créait de la gaieté, de l’ardeur, de la tristesse. Il n’avait pas acquis encore la mansuétude des territoires plus tempérés que le séjour de l’homme humanise.

Alors, par cet après-midi qui distillait de la désolation, Ysabau subissait l’étreinte des choses que seules les âmes fortes peuvent supporter ; elle était désorientée, elle avait cessé d’être maîtresse de ses émotions.

Pierre et Ysabau cheminaient dans les feuilles jusqu’aux genoux. La terre exsudait son suint, de froides gouttes qui la couvraient d’humidité ; l’air acquérait une vibrante sonorité. Pierre tira soudain sur une volée de canards : l’explosion éclata, se répercuta longuement. Ysabau sursauta et la chute des oiseaux dans les branches fit autant de bruit que l’éboulis d’une grosse pierre.

Ysabau pénétra dans la maison obscure et vide. Il faisait froid. Elle ramassa quelques brindilles, les flammes jaillirent brusquement. Elle se retourna pour aller quérir quelques billettes. Pierre s’était assis lui aussi dans le noir ; il lui saisit la main au passage.

Alors, Ysabau n’y put tenir. L’heure de sa crise était venue. Elle se laissa tomber sur les genoux de Pierre et elle sanglota. Que regrettait-elle ? Saint-Malo sans aucun doute, le doux pays de France habité et protégé, sa famille, ses amies,