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dement avancée vers le fleuve, coulant ici entre des rives vaseuses et basses ; sur la berge, le libre vent la retrouvait et la souffletait de ses bouffées de chaleur. Elle liait connaissance avec ce sol inconnu, s’habituant aux bruits, aux belles vues.

Ce matin, après le départ de Pierre, Ysabau avait pris sa grande décision. Elle était venue au potager ; elle avait sarclé toute la journée sous le soleil. La boue adhérait à ses mains et à ses bras.

— Voilà ! Pierre.

Les tiges vertes dessinaient des lignes sur le terreau noir.

Alors Pierre changea d’idée. Il fit asseoir Ysabau dans l’herbe, il s’assit à ses côtés. Loyalement, il lui relatait tout, comme il le devait.

— Nous déménagerons au fort s’il le faut.

— Mais Pierre, je savais tout cela par tes lettres. J’ai compris. J’ai même été surprise quand je suis arrivée : j’aurais cru que vous preniez plus de précautions. Ah ! Pierre, les Iroquois, je ne m’en soucie guère.

— Mais pourquoi ?

— Devine, Pierre.

— Je ne sais pas.

— Pierre aveugle et peu intelligent. Tu ne veux pas croire ce que tu vois, ni comprendre ce que je dis. Je ne me soucie de rien. Qu’est-ce que tu veux que ça me fasse, Jean Nicolet et ses Iroquois, une robe propre ou une robe sale ? Mais vraiment, qu’est-ce que tu veux que ça me fasse ?

Elle s’était mise debout. Elle regardait Pierre de ses yeux pers, mi-provocants, mi-caressants ; un sourire moqueur et tendre sur les lèvres, elle répétait avec âpreté :

— Mais non, Pierre, tu es fou.

Elle se laissa tomber à côté de son mari, et, lui entourant le cou de ses bras, elle l’embrassait.

— Oh ! moi, je suis heureuse dans mon âme, dans mon corps, dans mes mains, dans mes yeux,