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les opiniâtres

animaux domestiques, quelques céréales, quelques légumes. C’est tout. Ils repoussent la main qui leur offre, par exemple, laine et lin, fruits de toutes sortes et miel, bois et poisson, la variété des légumes. Ou bien, ne sachant pas conserver, ils confinent leurs jouissances à la belle saison ; en été, leur table ploie sous le faix ; en hiver, elle est plus nue qu’un désert.

Et alors que suis-je, moi, si je peux exécuter tous mes plans ? Non seulement je suis indépendant, je suis libre, mais encore je n’ai presque rien à acheter, peu à vendre, ce qui est toujours aléatoire et difficile. J’aime mon bien-fonds pour la liberté qu’il me procure et aussi pour les joies dont il me gratifie. Je veux découvrir tous ses dons et y goûter avec la libéralité qu’il m’enseigne. Je n’entretiens pas ce seul désir : les céder, m’en débarrasser.

Pierre entraîna Ysabau plus loin encore. À peine tracée, la coursière se faufilait comme une piste d’animaux sauvages parmi les chicots et les volis. Le sol se releva sur un épaulement, et Ysabau put embrasser du regard la grandeur du pays. Dépression à peine indiquée dans le feuillage, deux lignes d’arpentage délimitaient la ferme.

— Notre domaine.

Pierre en parlait avec toute l’ardeur qui s’était accumulée en lui.

— Voilà un patrimoine foncier sur lequel une famille peut s’épanouir pendant des siècles. Solidement portée par cette assise, elle évolue et croît ; elle mène une existence saine et libre. La terre dispense en abondance cette chose indispensable ; la nourriture, oui, mais aussi l’argent pour tout : instruction, établissements ultérieurs, voyages ; elle distille de la santé, laisse s’émaner d’elle de la sagesse, de la force, du bon sens ; elle prodigue heures de joie et gerbes de souvenirs que les saisons déposent dans les mémoires ;