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un peu hautains, interrogateurs, habitués déjà au bouleversement qu’elle déterminait chez les hommes, à ce trouble qu’elle avait soudain noté vers l’âge de quinze ans, qu’elle observait du coin de l’œil comme une énigme, auquel avait répondu parfois en elle-même un émoi, un effroi. Dépositaire en chaque cellule de son corps d’une force troublante, elle avait voulu en connaître le mécanisme, les effets, les limites. Pierre l’avait fréquentée durant cette période de coquetterie. Avec sa demi-science, elle poursuivait aveuglement un jeu dangereux, sans nuance, semant des bouffées passionnées de désir et une fébrilité qui la surprenait toujours.

Maintenant, ils étaient bien seuls tous deux dans le continent sauvage. D’un ressaut de volonté, Pierre voulut se soustraire à cette attirance. Il se la représenta, et telle qu’il la voyait devant lui, dans le défriché qu’il avait quitté douze jours plus tôt afin de transporter à Québec une cargaison de douvain. Il vit en imagination l’encombrement des souches, les amas de billes et de branches, la basse cabane enfumée, les emblavures semblables à des taches de moisissure verte. Il pensait aux rudes besognes serviles. Là-dedans, Ysabau ne revêtirait-elle pas l’apparence d’une princesse déchue ? Comment accepterait-elle cette existence ? Tout l’avenir gisait en ce cœur qu’il connaissait peu. Le jeune homme voulut la préparer un peu.

— Un défriché, tu sais, ce n’est pas beau…

Et il commença des explications un peu honteuses.

— Je sais où je vais, Pierre, répondit-elle en souriant.

— Comment ? Tu sais ?

— Le capitaine Jalobert s’imaginait que je tenais à entendre des nouvelles du Canada et de toi. Chaque fois qu’il revenait, c’était un bien long chapitre, s’il me rencontrait par hasard. Même une fois, il m’apporta une douelle : « C’est