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attitude disait : « Regardez, mon corps est frais, jeune, sain et beau ; je suis la grâce et la joie des formes ; mon rire à moi sonne franc, ma bouche n’a pas de pli d’amertume ».

Pierre n’aurait pas quitté la France à cause d’elle seule. Mais générateur de trop de tourments, cet amour ne l’avait pas retenu ; il avait fait déborder la coupe des dégoûts ; il avait ajouté ses déboires aux soucis d’un autre ordre qui composaient pour Pierre une période d’existence intolérable. « Rien, absolument rien, ne me réussit présentement, avait-il pensé ; aucune compensation nulle part ; aussi malheureux au jeu qu’en amour ». C’est pourquoi, tout désagréables qu’ils avaient été, les conseils du grand-père Servien n’avaient heurté aucune résistance en lui.

Pierre établissait des comparaisons : parmi les choses oubliées de sa jeunesse, le souvenir d’Ysabau demeurait comme une cheminée de pierres parmi les décombres d’une maison incendiée ; ou bien il ressemblait à la fidélité d’un chien. Quand Pierre maniait la cognée, le chien se tenait à distance, tapi dans quelques creux ; mais la hache posée, celui-ci accourait, se postait devant lui, immobile. Si Pierre se présentait au fort, entrait chez son ami Jacques, le chien se couchait à la porte des palissades ; mais au moment du départ, il apparaissait dans le soir, venant personne ne savait d’où, se mettait à gambader en avant ou en arrière. Pierre lui aurait lancé des cailloux.

Le souvenir d’Ysabau était idée fixe que seul le travail exorcisait.

— Hein ! on n’a pas perdu son temps, on défrichera ses deux arpents.

Le Fûté examinait les essarts ; il observait Pierre : l’homme se dégageait de l’adolescent, les traits se durcissaient, se figeaient comme une pierre calcaire exposée à l’air. Mais quels mauvais moments traversait-il ? C’était : « bûche,