Page:Desrosiers - Les Opiniâtres, 1941.djvu/55

Cette page a été validée par deux contributeurs.
53
les opiniâtres

plus faciles que le défrichement ; il affouillait ses berges. Comme tous les colons, le jeune homme éprouvait la tentation de se soustraire à cet effort devant lequel le corps regimbait. Pourquoi ne pas adopter une autre voie, ne pas ralentir son élan, ne pas subsister d’un peu de chasse, de pêche et de culture ? Dans la solitude absolue, l’ambition se dissipait, la volonté se dissolvait ; seule s’accusait en relief l’urgence des besoins essentiels. Le jour, l’ardeur de Pierre au travail s’enflammait assez souvent ; mais le soir, quand le misérable défriché bosselé de souches, panaché de cépées, s’emplissait d’une lumière froide, que s’avérait si dérisoire le résultat de tant d’heures de fatigue, tout motif de persévérer perdait sa force, tout projet devenait ridicule.

Puis, incapable de remettre les choses au point faute de contact avec les personnes, soumise au régime de la seule méditation, l’intelligence de Pierre s’emparait de certaines idées, les creusait, leur communiquait une importance exagérée. Quelques instants d’entretien au fort, une visite de David Hache, et immédiatement, comme par un tour de passe-passe, son petit monde retrouvait son équilibre et ses dimensions exactes. Mais ce soulagement disparaissait vite et aussitôt renaissait la pénible tension de l’isolement.

Le souvenir d’Ysabau vint s’ajouter à ce tourment. Dans une vision nette, l’image de la jeune fille traversa d’abord son esprit. Il se rappela la réunion où il l’avait aperçue la première fois. Autour de lui, il ne voyait que des personnes flétries par la maladie ou par l’âge. Ysabau était entrée : son apparition avait produit le même effet que si l’on avait posé sur la table un candélabre allumé : la beauté physique rayonne la lumière.

Fort petite, mais proportionnée avec une exactitude architecturale, Ysabau avait une manière de se camper un instant sur le seuil, et son