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jusqu’au sang dans de continuelles recherches sans espoir.

Étendu sur une peau de chevreuil, François fumait. Après un long silence, il dit :

— La société Villebon veut m’engager.

— Toi ? demanda Pierre.

— Oui. À la fin d’avril, elle expédiera dans le haut Saint-Maurice cinq canotées de marchandises à traiter avec les Attikamègues.

— Et quel service leur rendras-tu ?

— Je sais l’algonquin. Je sais voyager en canot, portager.

Le coup fut si imprévu que Pierre demeura longtemps à regarder son fils. Mais comment n’avait-il pas prévu ? Les tendances de François se manifestaient depuis l’enfance. Le jour, il supportait le harnais des tâches forestières. Mais le soir, il quittait la maison en compagnie de Koïncha ; tous deux, ils allaient pêcher le poisson sous la glace, piéger un ours, chasser la perdrix, courir le chevreuil ; habituellement, il formait compagnie avec quelques adolescents de son âge, corsetés de cuir, l’apparence sauvage.

Voilà bien un autre cadeau de ces guerres, pensa Pierre. Ces enfants vivent dans le provisoire depuis leur naissance. Ils se seraient fixés si le monde s’était figé autour d’eux.

— Le commerce des fourrures est lucratif, dit Pierre, mais fort instable ; durant les périodes de guerre, le magasin ne reçoit pas de pelleteries. Ce trafic diminuera devant le défrichement. Comment dédaignes-tu le principal, — la terre, — pour ce négoce temporaire et incertain ? Au début, un domaine exige plus de labeur ; mais il produit ensuite monnaie et denrées ; sa fécondité n’est pas sujette à se tarir.

— Je rapporterai un peu d’argent ; tu achèteras des moutons, des vaches. Puis que faire d’autre ? Pendant combien de mois as-tu travaillé toi-même depuis près de vingt ans que tu habites