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déchiré la complaisance en soi-même que Pierre pouvait entretenir, écarté d’un geste la continuité de ses plaintes, révélé d’une façon indirecte mais claire la cause de ses insuccès.

À la fin, le vieillard avait parlé « d’un pays où travailler en paix », de « larges espaces entre les autres et soi », et encore « d’endroits où les hommes se battaient contre la nature au lieu de se battre entre eux ».

Mi-bousculé, mi-consentant, Pierre avait décidé de partir. Il n’avait pas pardonné au grand-père Servien qui approchait sur l’appontement encombré. Il détestait dans cet homme les qualités qu’il ne possédait pas sans doute : la souplesse des petits pas attentifs aux obstacles, la menue monnaie des amabilités, l’adresse des paroles, l’application continue aux petites choses, le souci de poser chaque jour une pierre de l’édifice à construire, l’art d’obtenir l’agrément de chacun pour son entreprise, de dissuader les volontés contraires et de déplacer délicatement la difficulté. En face de ce type humain, Pierre éprouvait de la répulsion comme devant un reptile.

Les paroles d’adieu manquèrent de sincérité. Le grand-père s’éloigna et Pierre le suivait des yeux, hypnotisé par son aversion. Celui-ci pensa à sa mère qu’il avait quittée dans la paix de la maison. Soudain, il aperçut une jeune fille qui se tenait immobile à quelque distance : il la reconnut immédiatement. Elle laissait sa présence agir de loin, à la façon d’un aimant. Pierre sentait la force de cette attraction. Il était troublé. Hier encore, il l’avait rencontrée à l’improviste dans la rue ; comme toujours, sa beauté l’avait décontenancé. Ses regards s’attachaient à cette figure avec une telle volupté qu’il avait l’impression de ne pouvoir les détourner qu’avec effort ; il balbutiait, tout à la jouissance de l’examiner pendant qu’elle parlait. Pourquoi était-elle venue ? Sa présence s’expliquait-elle par le regret, par