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de faiblesse, voilà le dilemme dans lequel il veut le maintenir.

Effectivement, au lieu de s’améliorer, la santé de Turenne subit des périodes de régression. Il doit passer des journées couché au fond du canot, sans force, épuisé et hâve, en proie à l’angoisse. Car, dans le moment, Montour a pour lui la force. Et, dans la conscience du traiteur, dans sa sensibilité, aucun lien moral, aucun sentiment de pitié, aucun principe religieux ne le protègent, lui, Turenne, ne constituent pour lui une sauvegarde au fond de la volonté de l’autre. « Voilà un homme qui, l’impunité une fois assurée, se rendrait jusqu’au meurtre », se dit-il.

Parfois, sans doute, des éclaircies se produisent. Il y a des jours d’accalmie où les hommes impitoyables semblent se détendre dans la mollesse ; un jour de printemps se lève au milieu de ce morne automne, avec sa navrante douceur, ses feuillages multicolores, ses eaux calmes et pures. Turenne se dit alors que Montour n’aura pas le courage de poursuivre son implacable besogne, que la pitié va soudain éclore sur la terre. Mais non. Le lendemain, l’hiver a tout saccagé, le vent froid souffle, et il faut recommencer à marcher dans le même sentier où les mêmes épines s’enfoncent à nouveau dans les mêmes blessures.

Louison Turenne, passif, à bout de résistance, broyé, se renferme bientôt dans son mutisme. Car jamais ne l’a effleuré la pensée de dire oui ; il n’y a jamais songé, même. Tant qu’il possédera son âme, tant qu’il possédera son corps, il ne peut dire oui. Dire oui, ce serait la négation de son essence. Tel qu’il est, il ne peut pas plus succomber qu’une pierre ne peut flotter. Et il endure sa quotidienne torture.

Mais la souffrance multiplie ses enseignements pour Louison Turenne. Il voit tout d’abord quel faix constitue un talent. Tout autour, des escrocs s’assemblent pour l’exploiter, le canaliser à leur profit, en vivre.

Puis Turenne note ses propres changements intimes. Si grand était auprès de lui le prestige de la parole qu’il n’avait

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