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l’étrange radeau glisse silencieusement, descend, charrié à une vitesse vertigineuse par les eaux gonflées, les eaux noires ou lumineuses, que l’on croirait immobiles dans l’ombre et qui coulent plus rapidement qu’un cheval au galop. À la queue leu leu, des conducteurs à l’avant et à l’arrière, les canots s’engagent dans les courbes longues, disparaissent en arrière des pointes. Presque tout l’équipage est endormi. Montour veille. Les armes sont prêtes.

Le jour, la brigade campe sur la rive, dans la forêt. La nuit, elle fuit au milieu du courant, sans une parole. Après une semaine de navigation, la brigade doit faire un détour, laisser le pemmican au fort Cumberland, pour les brigades de Rabaska. Enfin, c’est le lac Winnipeg, c’est le fort du Bas-de-la-Rivière. Montour se détend. Il donne l’ordre de remiser les fusils dans leur caisse.

Le soir, Tom MacDonald, le Bancroche, arrive à l’improviste au fort Espérance, dans son canot spécial. Il convie Montour sous sa tente. Celui-ci ne lui cache rien.

Heureux de se retrouver, les deux hommes boivent. Ils parlent, ils fument et ils boivent. Puis la cornemuse pleure dans la solitude sa plainte, sa détresse, et son âpre désespoir. Montour écoute. Ils boivent encore. Maintenant ils ne se parlent plus. De la musique, de la boisson pour calmer leur ennui, oublier la monotonie des hivers, s’endurcir contre leur existence. Enfin ils roulent par terre, tous deux, vautrés dans leur lourde et intolérable ivresse. Et des serviteurs les soulèvent et les couchent sur des grabats d’où ils retombent.

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