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à vue d’œil, deviennent nerveux, les pupilles de leurs yeux se dilatent et prennent une fixité de désespoir. Leurs propos sont à peine cohérents, l’ivresse de la faim les habite continuellement.

Quelquefois, l’un des engagés tue une ptarmigan, ou prend au collet un gros lièvre arctique. Ils partagent cette maigre pitance auprès des feux. Pressés par la faim, ils font bouillir de vieux mocassins, rôtir des ceintures de cuir ; ils pilent des os abandonnés et avalent péniblement cette nourriture dégoûtante, que leur estomac rejette.

Le pays arctique, avec ses phénomènes continuels, effraie leurs imaginations malades. La nuit, s’éploient les aurores boréales : pendant les longues insomnies, ils voient des cercles lumineux se former autour de l’horizon, se ramasser au zénith, pendre du haut du ciel comme une draperie d’une infinie longueur qui ondule, étale des lignes d’ombre et des bandes de lumière, forme des plis ; les couleurs, toujours en mouvement de haut en bas, changent et se remplacent : jaune pâle, violet, pourpre, rouge, elles se déplacent sur les mêmes jets de lumière et se modifient dans leur course. Les aurores adoptent toutes les formes : projetées, dirait-on, par de puissants réflecteurs cachés au-dessous de la ligne d’horizon, toujours vibrantes, toujours tremblantes, elles montent obliquement du sol jusqu’au firmament ; longues et fines traînées lumineuses, elles jouent dans le ciel leur pâle feu d’artifice ; parfois, elles rasent la terre de leurs rubans impalpables, et les chiens hurlent d’épouvante, les hommes croient entendre un bruissement et ils se blottissent sous leurs fourrures pour ne pas voir les marionnettes, comme ils disent, les tirants ou les éclairons qui leur inspirent une vague terreur.

Louison Turenne éprouve lui-même un ébranlement nerveux. Mais sa constitution plus forte résiste mieux. Il sait que la petite troupe est à proximité de la baie du Nord. Il n’y a qu’à durer encore un peu de temps, et les secours, pense-t-il, viendront.

Malgré ses encouragements, la colonne s’allonge indéfini-

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