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à tout jamais de notre nature ; donc elle les jugeait radicalement mauvaises. Mais elles sont simplement l’effet naturel de l’union de l’âme et du corps ; elles tiennent à l’essence même de l’homme tel qu’il nous est donné, et que nous ne saurions concevoir autrement. Aussi sont-elles presque toutes bonnes, écrivait Descartes à Chanut ; il dit même résolument, dans son Traité, qu’elles sont toutes bonnes[1].

Il n’en réprouve que le mauvais usage et l’excès ; encore donne-t-il deux moyens sûrs d’y remédier : moyen intellectuel, tiré de la distinction entre ce qui dépend de nous et ce qui n’en dépend point, entre ce qu’il y a de bon et de mauvais dans les objets, en quoi les passions nous trompent toujours ; moyen éminemment moral aussi, tiré de la volonté ou de la ferme et constante résolution de bien faire. On reconnaît là les deux principales maximes de la morale, sur lesquelles notre philosophe n’a point varié. Que les passions soient naturelles à l’homme, c’est l’évidence même : « l’âme n’aurait pas sujet de demeurer jointe au corps un seul moment, si elle ne les pouvait ressentir[2] ». Que toutes deviennent bonnes, si l’on en fait un bon usage, voilà qui est incontestable encore : « en cela seul consiste toute la douceur et la félicité de notre vie », écrit Descartes dans une lettre privée, et c’est sur ce même mot qu’il termine son Traité : « les hommes que les passions peuvent le plus émouvoir, sont aussi capables de goûter en cette vie le plus de douceur[3] » On comprend alors ces paroles de la reine Christine à Chanut, que « la condition de M. Descartes lui semblait digne d’envie, et qu’il était le plus heureux des hommes[4] ».

  1. Tome IV, p. 538, l. 8 ; et t. XI, p. 485, l. 25.
  2. Ibid., p. 538, l. 8-11.
  3. Tome V, p. 135, l. 7-8 ; et t. XI, p. 488, l. 12-14.
  4. Tome X, p. 619, l. 17-20 : lettre de Chanut, 11 mai 1647.