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Meditations. — Premiere.

Mais, en y penſant ſoigneuſement, ie me reſſouuiens d’auoir eſté ſouuent trompé, lors que ie dormois, par de ſemblables illuſions. Et m’arreſtant ſur cette penſée, ie voy ſi manifeſtement qu’il n’y a point d’indices concluans, ny de marques aſſez certaines par où l’on puiſſe diſtinguer nettement la veille d’auec le ſommeil, que i’en ſuis tout eſtonné ; & mon eſtonnement eſt tel, qu’il eſt preſque capable de me perſuader que ie dors.

Suppoſons donc maintenant que nous ſommes endormis, & que toutes ces particularitez-cy, à ſçauoir, que nous ouurons les yeux, que nous remuons la teſte, que nous eſtendons les mains, & choſes ſemblables, ne ſont que de fauſſes illuſions ; & penſons que peut-eſtre nos mains, ny tout noſtre corps, ne | ſont pas tels que nous (11) les voyons. Toutesfois il faut au moins auouer que les choſes qui nous ſont repreſentées dans le ſommeil, ſont comme des tableaux & des peintures, qui ne peuuent eſtre formées qu’à la reſſemblance de quelque choſe de réel & de veritable; & qu’ainſi, pour le moins, ces choſes generales, à ſçauoir, des yeux, vne teſte, des mains, & tout le reſte du corps, ne ſont pas choſes imaginaires, mais vrayes & exiſtantes. Car de vray les peintres, lors meſme | qu’ils s’eſtudient auec le plus d’artifice à repreſenter des Syrenes & des Satyres par des formes bijarres & extraordinaires, ne leur peuuent pas toutesfois attribuer des formes & des natures entierement nouuelles, mais ſont ſeulement vn certain mélange & compoſition des membres de diuers animaux ; ou bien, ſi peut-eſtre leur imagination eſt aſſez extrauagante pour inuenter quelque choſe de ſi nouueau, que iamais nous n’ayons rien veu de ſemblable, & qu’ainſi leur ouurage nous repreſente vne choſe purement feinte & abſoluëment fauſſe, certes à tout le moins les couleurs dont ils le compoſent doiuent-elles eſtre veritables.

Et par la meſme raiſon, encore que ces choſes generales, à ſçauoir, des yeux, vne teſte, des mains, & autres ſemblables, peuſſent eſtre imaginaires, il faut toutesfois auoüer qu’il y a des choſes encore plus ſimples & plus vniuerſelles, qui ſont vrayes & exiſtantes ; du mélange deſquelles, ne plus ne moins que de celuy de quelques veritables couleurs, toutes ces | images des choſes qui (12) reſident en noſtre penſée, ſoit vrayes & réelles, ſoit feintes & fantaſtiques, ſont formées. De ce genre de choſes eſt la nature corporelle en general, & ſon eſtenduë ; enſemble la figure des choſes eſtenduës, leur quantité ou grandeur, & leur nombre ; comme auſſi le lieu où elles ſont, le temps qui meſure leur durée, & autres ſemblables.