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18-19.
Œuvres de Descartes.

peut-eſtre ie ne viendrois iamais à bout ; mais, d’autant que la raiſon me perſuade deſ-ja que ie ne dois pas moins ſoigneuſement m’empeſcher de donner creance aux choſes qui ne ſont pas entierement certaines & indubitables, qu’à celles qui nous paroiſſent manifeſtement eſtre fauſſes, le moindre ſujet de douter que i’y trouueray, ſuffira pour me les faire toutes rejetter. Et pour cela il n’eſt pas beſoin que ie les examine chacune en particulier, ce qui (9) ſeroit d’vn trauail infiny ; mais, parce | que la ruine des fondemens entraine neceſſairement auec ſoy tout le reſte de l’edifice, ie m’attaqueray d’abord aux principes, ſur leſquels toutes mes anciennes opinions eſtoient appuyées.

Tout ce que i’ay receu iuſqu’à preſent pour le plus vray & aſſuré, ie l’ay appris des ſens, ou par les ſens : or i’ay quelquefois éprouué que ces ſens eſtoient trompeurs, & il eſt de la prudence de ne ſe fier iamais entierement à ceux qui nous ont vne fois trompez.

Mais, encore que les ſens nous trompent quelquefois, touchant les choſes peu ſenſibles & fort éloignées, il s’en rencontre peut-eſtre beaucoup d’autres, deſquelles on ne peut pas raiſonnablement douter, quoy que nous les connoiſſions par leur moyen : par exemple, que ie ſois icy, aſſis auprés du feu, veſtu d’vne robe de chambre, ayant ce papier entre les mains, & autres choſes de cette nature. Et comment eſt-ce que ie pourrois nier que ces mains & ce corps-cy ſoient à moy ? ſi ce n’eſt peut-eſtre que ie me compare à ces inſenſez, | de qui le cerueau eſt tellement troublé & offuſqué par les noires vapeurs de la bile, qu’ils aſſurent conſtamment qu’ils ſont des roys, lorſqu’ils ſont tres-pauures ; qu’ils ſont veſtus d’or & de pourpre, lorſqu’ils ſont tout nuds ; ou s’imaginent eſtre des cruches, ou auoir vn corps de verre. Mais quoy ? ce ſont des fous, & ie ne ſerois pas moins extrauagant, ſi ie me reglois ſur leurs exemples.

(10) | Toutesfois i’ay icy à conſiderer que ie ſuis homme, & par conſequent que i’ay coùtume de dormir & de me repreſenter en mes ſonges les meſmes choſes, ou quelquefois de moins vray-ſemblables, que ces inſenſez, lors qu’ils veillent. Combien de fois m’eſt-il arriué de ſonger, la nuit, que i’eſtois en ce lieu, que i’eſtois habillé, que i’eſtois auprès du feu, quoy que ie fuſſe tout nud dedans mon lict ? Il me ſemble bien à preſent que ce n’eſt point auec des yeux endormis que ie regarde ce papier; que cette teſte que ie remuë n’eſt point aſſoupie; que c’eſt auec deſſein & de propos deliberé que i’eſtens cette main, & que ie la ſens : ce qui arriue dans le ſommeil ne ſemble point ſi clair ny ſi diſtinct que tout cecy.