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AGONIE

— Y es-tu ?

— Oui.

— En avant !

Et nous voilà partis, courant de toute la vitesse de nos jambes, nous encourageant mutuellement, haletants, fortifiés seulement par l’idée que la liberté sera le prix de nos efforts.

Mais nous avions plus de bonne volonté que de forces. Au bout de vingt minutes le caporal se laissa tomber, me suppliant de ne pas l’abandonner.

Les cosaques ne s’étaient sans doute pas aperçus de notre fuite, ou bien ils ne voulaient plus se donner la peine de courir après nous. En tout cas, nous n’étions pas poursuivis, et c’était tout ce que nous demandions pour le moment. Mais bientôt une autre inquiétude vint refroidir notre enthousiasme : comment nous orienter dans cette épaisse forêt, et comment surtout nous procurer des vivres et un asile pour la nuit ?

— Que faire ? demanda le caporal.

— Sortons de la forêt, répondis-je, et retournons sur nos pas ; c’est le moyen le plus sûr de ne pas nous perdre.

Au bout d’une demie heure, nous avions en effet retrouvé les traces de la lamentable caravane.

En dépouillant deux ou trois cadavres, nous pûmes nous vêtir à peu près. J’étais devenu un maître tailleur capable et un fabricant de chaussures très-habile. Ce que je confectionnais ainsi, à la hâte, n’était certainement pas de la dernière élégance, mais nous étions défendus tant bien que mal contre les âpres morsures du vent, et nous ne pouvions rien demander de plus dans les circonstances actuelles.

Le pauvre caporal grelottait ; il avait la fièvre. Bientôt il lui fut impossible de marcher sans s’appuyer sur moi ; faible comme j’étais, je fis de mon mieux pour soutenir le malheureux garçon qui à chaque instant me priait de l’abandonner et de songer à ma propre conservation.

Inutile de dire que je repoussais ce conseil avec la plus grande énergie.

Nous nous traînâmes ainsi jusqu’au soir. Alors, n’en pouvant plus, nous nous mîmes à la recherche d’un gîte. Ce n’était pas chose facile. Le vent soufflait avec tant de violence que nous avions beaucoup de peine à nous tenir debout, et il nous lançait à la figure des tourbillons de neige qui nous aveuglaient et nous coupaient la respiration.

Nous allions tomber d’épuisement, lorsque je vis au loin une maison en ruines. Cette vue ranima notre courage. Si nous pouvions nous traîner jusque là, nous serions à l’abri du vent et de la neige, nous pourrions sécher nos vêtements, nous chausser peut-être, nous reposer. Il s’agissait de faire un dernier effort pour nous traîner jusque là.

Quelle marche pénible ! mon ami ne cessait de gémir et se laissait traîner comme un homme ivre qui ne sait plus faire usage ses jambes. Au moment où nous allions atteindre notre abri, j’y vis pénétrer quelques prisonniers. Ils étaient aussi épuisés, aussi misérablement vêtus que nous.

Nous entrâmes…

Un grand feu flambait au milieu de la masure, dont la porte, l’escalier et tout ce qui pouvait brûler avaient été brisés et jetés dans le foyer. La place était tellement remplie de soldats, qu’il nous fut d’abord impossible d’y pénétrer. Mais nous remarquâmes bientôt que, dans les rangs serrés autour du brasier, il y avait des morts et des mourants.

J’enlevai deux ou trois cadavres et je procurai ainsi une bonne place