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LES FRUITS DE LA GUERRE

Encore quelques pas…

Aucun bruit n’arrive à notre oreille, pas la moindre colonne de fumée ne nous révèle la présence de nos amis.

Nous avançons lentement, étouffant le bruit de nos pas et apprêtant nos armes.

Il me reste encore une douzaine de cartouches, mon ami en possède à peu près autant ; nous sommes bien décidés à ne pas les gaspiller.

Nous voilà arrivés…

Ciel ! quel horrible spectacle s’offre à nos regards !

Près du feu éteint gisait ma pauvre cousine, serrant encore dans ses bras le corps inanimé de sa petite fille.

Le même coup de lance avait tué la mère et l’enfant.

À quelques pas de là, nous vîmes cinq cadavres en partie dépouillés de leurs vêtements.

Les monstres avaient tout pris, les ustensiles de ménage, les vêtements et les armes. Seul le cadavre de ma cousine avait été respecté. Il s’était sans doute trouvé parmi ces barbares ivres de sang un homme plus civilisé qui, songeant à celle qui lui donna le jour, ne voulut pas qu’on mit la main sur cette courageuse mère, dont le dernier soupir s’était confondu avec celui de son enfant expirant.

Hors de moi-même j’ouvris doucement les bras de la morte et, soulevant le petit cadavre raidi de ma filleule, je couvris ses joues glacées de baisers et de larmes.

Combien de temps suis-je resté là, fou de douleur, oubliant mes propres peines, tantôt priant pour ceux qui n’étaient plus, tantôt maudissant leurs bourreaux et roulant dans ma tête les plus horribles projets de vengeance ?

Quand je revins à moi, l’obscurité commençait à descendre sur la terre et le vent glacial du nord raidissait mes membres.

Le caporal me frappa doucement sur l’épaule. Lui aussi avait pleuré. La vie des camps n’avait pu corrompre son cœur, il comprenait, il partageait mes peines.

— Ami, me dit-il, nous ne pouvons rester plus longtemps ici ; les cosaques pourraient revenir et nous ne sommes pas en état de nous défendre.

— Qu’ils viennent ! m’écriai-je et qu’ils viennent le plus tôt possible ! Je mourrai content, si je puis seulement assommer une seule de ces brutes !

— Mourir… murmura le pauvre garçon, mourir si loin de notre pays, au milieu de cette forêt où les loups et les corbeaux viendront se disputer nos cadavres… C’est horrible !

— Que veux-tu ?… Aujourd’hui ou demain, à l’instant même ou un peu plus tard, il vaut mieux encore tomber sous les coups de l’ennemi, mourir en se défendant, que de périr misérablement comme tant d’autres dont nous avons vu les cadavres le long du chemin !

— Mais qui sait si nous n’aurons pas le bonheur de rejoindre l’armée ? Elle ne peut être bien loin d’ici… Songez-y bien, l’armée, c’est la patrie, c’est l’espoir de revoir notre mère et tous ceux que nous aimons…

La patrie, notre mère, la maison paternelle, des mains aimées serrant nos mains, des larmes d’amour et de joie humectant nos joues, quel beau rève