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VIE DE NAPOLÉON Ier

dans toutes les maisons russes occupaient la place d’honneur. Et quand elle lut dans les regards qu’elle n’avait nul droit de compter sur notre pitié, elle se mit à sangloter.

Cependant nous nous contentâmes de l’attacher solidement. Puis nous nous mîmes à chercher des vivres. Au bout de quelques instants, nous trouvâmes du lard, du sel et un petit sac de farine.

C’était tout ce que nous pouvions désirer et je proposai de retourner au bivouac.

Alors seulement on s’aperçut que le vieux voltigeur n’avait pas assisté à la perquisition.

L’ayant cherché vainement dans toute la maison, nous allions partir sans lui, lorsqu’il accourut, portant triomphalement deux belles poules et le fameux coq rouge auxquels il venait de tordre le cou.

Nous l’entourâmes pour le féliciter de son adresse.

— Rengainez vos compliments, dit-il vivement, car bientôt les cosaques seront ici. J’en ai vu qui se dirigeaient de ce côté, chassant devant eux une trentaine de prisonniers.

Puis, voyant les cadavres de nos camarades et la femme liée et baillonnée, il ajouta :

— Voilà des témoins qu’il s’agit de faire disparaitre immédiatement !

— Mais comment ? lui demandai-je.

— Nous les couvrirons d’une couche de fumier.

— Les morts, soit, mais pas la fermière !

Elle comme les autres !

— Je m’y oppose formellement !… Nous avons déjà tué deux membres de sa famille, son mari et son fils peut-être ; assez de sang a été versé…

— Alors tu veux que les cosaques, apprenant le meurtre de deux de leurs compatriotes, se vengent à leur manière ?

— Arrive qui voudra, répliquai-je, nous ne pouvons pas tuer cette malheureuse ! Ce serait une lâcheté.

Le vieux serrait les poings et trépignait de rage.

— Nous perdons inutilement un temps précieux, reprit-il ; enterrons vite nos camarades ; pendant que nous leur rendrons ce dernier service, que quatre hommes vigoureux et alertes aillent chercher les deux Russes ; la neige se chargera de faire disparaitre les traces de la lutte.

— Et ceci ? lui demandai-je en montrant le plancher rougi par le sang de nos pauvres camarades.

— Nous mettrons le feu à la baraque.

— Et la vieille ?

— Nous l’emmènerons avec nous, puisque tu refuses de nous en débarrasser.

Nos amis étaient déjà à la besogne, creusant dans le fumier un trou large et profond, où Russes et Français allaient dormir côte à côte du sommeil de la mort.

Je courus, accompagné de trois de nos camarades, chercher les cadavres des deux fermiers.

Jugez de ma surprise et de mon indignation, lorsque, à mon retour, je vis au fond de la fosse la vieille femme, le crâne fendu et la poitrine percée d’un coup de baïonnette.

Le sang teignait ses longs cheveux gris dénoués et les spasmes de la mort secouaient ce pauvre vieux corps que la neige commençait à couvrir.