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les fruits de la guerre

et offrir le peu d’argent que nous possédions en échange de quelques vivres. Si, au contraire, on les recevait mal, ils devaient nous appeler à leur secours et nous tenterions l’assaut. Il nous fallait des provisions à tout prix !

Dix minutes se passèrent qui nous parurent bien longues.

La cheminée fumait toujours, le coq chantait, mais de nos amis, que nous avions vus disparaître derrière une haie, pas le moindre signe de vie.

J’attendis encore quelques instants, puis, une angoisse terrible m’étreignant le cœur, je sortis de ma cachette, me glissant à travers les branches.

Tout est tranquille autour de la ferme ; j’ai beau prêter l’oreille, rien ne m’avertit que des hommes l’habitent ; j’ai beau regarder, aucun signe de vie ne se manifeste.

Le vieux voltigeur m’appelle tout bas.

— Il me semble, dit-il, que nos amis tardent bien à revenir.

— En effet…

— S’il leur était arrivé malheur !

— Je commence à le craindre.

— Nous ne pouvons cependant les attendre toujours.

— Je suis de ton avis ; si avant cinq minutes d’ici nous ne les voyons pas revenir, nous irons les chercher.

— Ou les venger… grommela le vieux.

Pendant que nous parlons encore, je vois accourir le caporal. Il est suivi de près par deux Russes armés de haches et par une vieille femme échevelée qui jette de grands cris.

— Ne nous montrons pas encore, dis-je à mes hommes. Laissez les venir jusqu’ici ; puis, à l’arme blanche ! Ne tirons pas un coup de fusil ! Notre ami courait toujours, pâle, haletant, nous cherchant du regard.

Encore quelques pas, et les Russes allaient l’atteindre et le mettre en pièces…

Mais nous voilà debout, le sabre au poing, frappant, taillant comme des possédés.

Les deux hommes n’ont pas eu le temps de pousser un cri ; ils gisent dans la neige, qu’ils rougissent de leur sang.

Nous épargnons la femme, tout en lui faisant comprendre par signes que nous n’aurons plus pitié d’elle si elle recommence à hurler. Puis, la faisant marcher au milieu de nous pour l’empêcher de se sauver, nous nous dirigeons du côté de sa demeure.

En route, le caporal nous raconta qu’en arrivant à la ferme ils avaient trouvé la femme en train de préparer le dîner de la famille. Elle fut d’abord très-effrayée en voyant ces trois étrangers, qui, cependant, étaient loin d’avoir l’air terrible. Puis elle les invita à s’asseoir sur un banc qui faisait le tour de la salle et sortit.

Nos amis se félicitaient déjà de la bonne réussite de leur démarche, lorsque tout à coup deux hommes sortirent de la place voisine et se jetèrent sur les malheureux soldats qui, désarmés et surpris à l’improviste, ne purent songer à se défendre. Deux des nôtres tombèrent, la tête fendue d’un coup de hache, et le caporal eût subi le même sort, si une prompte fuite ne l’eût dérobé aux coups des meurtriers.

Nous trouvâmes en effet les cadavres de nos malheureux compagnons, baignant dans une mare de sang.

Cette vue excita tellement ma colère, que je fus un instant sur le point d’approuver mes compagnons qui voulaient percer la vieille de leurs armes. Elle se traînait à genoux et nous montrait les « saintes images » qui là comme