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II

MA PETITE COUSINE.

LA nuit est venue. Les Russes ont cessé de nous envoyer des boulets de canon, les cosaques ne nous poursuivent plus et je vois au loin les feux de leurs bivouacs.

Il me semble que je viens de m’éveiller et que, pendant mon rêve, j’ai assisté à une scène de l’enfer. Je vois encore ce pont qui s’écroule, ces milliers de soldats qui luttent contre la mort, s’accrochent aux glaçons qui les meurtrissent et s’enfoncent enfin en jetant un long cri de douleur et de désespoir. Je vois ces canons démontés, ces chevaux éventrés, ces fuyards, mes malheureux compagnons d’armes, tombant mutilés et implorant en vain la pitié de leurs camarades qui fuient sans regarder en arrière, uniquement préoccupés de leur propre conservation. Mais j’ai peine à croire que tout cela s’est passé comme je le vois encore, sinon avec les yeux du corps, du moins avec ceux de l’esprit.

Je marche au hasard, chancelant comme un homme ivre. Je n’ai plus mangé depuis vingt-quatre heures… Cependant je possède encore quelques provisions ; mais, qui oserait s’arrêter, faire du feu, se montrer à l’ennemi invisible qui est là peut-être, à quelques pas, le doigt sur la détente de son fusil, cherchant à faire une victime de plus, après tant de victimes que la Bérésina a englouties ou que les boulets ont broyées ?…

D’autres soldats marchent comme moi, silencieux et sombres. On dirait des condamnés qui vont au supplice, des désespérés qui se sentent poussés par la fatalité. De temps en temps j’en vois qui s’arrêtent au bord du chemin, où ils se laissent tomber pour attendre la mort qui ne tardera guère. Puis viendront les cosaques qui les dépouilleront, les loups et les corbeaux qui se repaîtront de leurs cadavres. C’est désormais le sort qui nous attend tous.

Comment se fait-il que je porte un fusil ? M’en suis-je servi aujourd’hui ? Oui. Et je me rappelle maintenant que j’ai ramassé cette arme, tombée toute sanglante des mains d’un soldat coupé en deux par un boulet. Pendant plus d’une heure j’ai tiré, un peu au hasard, sur les Russes accourus pour nous couper la retraite. Combien en ai-je tué ? Triste chose que la guerre ! Que m’avaient fait, à moi enfant du peuple, ces pauvres soldats, enfants du peuple comme moi ? Et cependant, enivré par l’odeur de la poudre, je tirais toujours, sans pitié pour ceux que le projectile meurtrier pouvait atteindre. Mes munitions étant épuisées, je m’en procurai d’autres, en fouillant les gibernes des morts. J’ai vu tomber un officier russe que j’avais visé. Est-ce moi qui l’ai tué ? Il est peut-être mort en me maudissant…

Nous marchons toujours… La route est couverte de neige ; de gros flocons tourbillonnent autour de nous, se collent à nos vêtements, nous aveuglent et nous glacent.

Le souvenir de mes parents, de mes amis, de… ma fiancée, vient me faire oublier pour un instant les scènes horribles auxquelles j’ai assisté. On doit penser à moi, on me croit mort sans doute, car la nouvelle de nos désastres