C’était une véritable procession d’éclopés dont la vue seule eût dû suffire pour dégoûter à jamais des lauriers de la guerre les plus intrépides traîneurs de sabres.
Les salles et jusqu’aux corridors du vaste bâtiment étaient encombrés de blessés, au milieu desquels circulaient de nombreux chirurgiens et d’aides, dont les tabliers blancs, maculés de sang, les faisaient ressembler à des bouchers. Dans la cour, deux artilleurs chargeaient dans un fourgon des bras et des jambes en si grande quantité, qu’ils débordaient de tous côtés.
Dans ce séjour de la souffrance tout manquait. Les pauvres blessés étaient couchés sur les dalles humides et plusieurs étaient en proie à une fièvre brûlante. Je pris les manteaux et les capotes de cinq ou six morts que des brancardiers improvisés allaient enlever et je les étendis à terre pour coucher plus commodement mon ami. Un havre-sac lui servit d’oreiller.
En ce moment j’entendis sonner de tous côtés l’appel du matin et après avoir embrassé le blessé qu’un aide-chirurgien commençait à déshabiller, j’allais me retirer, lorsque je vis, dans un coin de la salle, le jeune soldat qui, à Wilna, m’avait donné un petit morceau de pain et à qui j’en devais encore un gros, « emprunté » malgré lui.
Au premier coup d’œil je vis que le pauvre enfant n’en avait plus pour longtemps. Il avait reçu une balle en pleine poitrine et les médecins n’avaient pas cru nécessaire de panser son horrible plaie. La pâleur de la mort avait déjà flétri ses traits et une sueur froide inondait son front. Je m’agenouillai près de lui et, serrant sa main déjà froide, je lui demandai s’il me reconnaissait et si je pouvais faire quelque chose pour lui.
— Oui, répondit-il d’une voix faible en me montrant sa poitrine, là…
Je crus qu’il voulait parler de sa blessure ; mais lui, comprenant ma pensée, reprit :
— Non, tout secours est inutile, la vie me quitte, je me sens mourir. Mais là… une lettre et une médaille… Ma mère, Léna… écris leur… Ma dernière pensée est pour Dieu et pour elles.
J’entrouvris la capote du mourant et trouvai sur sa poitrine, tout imbibée de sang, une petite bourse de soie qui contenait les précieux souvenirs. J’allais adresser à ce pauvre martyr de la guerre quelques paroles de consolation, mais un tremblement convulsif l’agita, ses membres se raidirent, ses lèvres frémissantes murmurèrent encore le doux nom de mère… Il était mort.
— C’était un brave, me dit un vieux sergent qui nous observait depuis quelques minutes ; je l’ai vu pendant l’assaut de la redoute, il s’est battu comme un lion, et nul mieux que lui ne mériterait de porter la croix d’honneur s’il n’avait obtenu la récompense la plus enviable dans les circonstances actuelles, une mort glorieuse sur le champ de bataille ! Comme moi ce sergent, légèrement blessé, avait accompagné des camarades qui avaient besoin de se faire panser ; comme moi il avait été proposé pour l’avancement.
— Les tailleurs étant rares pour le moment, je vais tâcher de m’équiper à bon marché, me dit-il en souriant ; les manteaux et les capotes ne doivent pas manquer ici.
Un infirmier nous procura en effet les objets d’habillement qui manquaient à notre garde-robe d’officiers nouvellement promus.