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VIE DE NAPOLÉON Ier

parce que, au lieu de livrer à l’envahisseur une bataille décisive, il reculait toujours.

Les événements devaient cependant prouver que son système était bon, puisqu’il eut pour effet de détruire notre armée et de nous forcer à cette désastreuse retraite dont, après tant d’années, nous ne parlons jamais sans frémir.

L’empereur Alexandre, qui aimait Barclay et approuvait sa tactique, avait fait longtemps la sourde oreille, lorsque les marchands, les notables et les courtisans lui avaient conseillé de mettre un autre général à la tête de ses armées. Il avait cependant fini par céder en confiant le commandement suprême au vieux général Kutusof.

Cette nouvelle plut beaucoup à Napoléon ; il avait battu Kutusof à Austerlitz et il espérait lui ôter cette fois-ci toute envie de se mesurer encore avec lui.

Ainsi devait s’envoler pour nous l’espoir de passer tranquillement l’hiver à Smolensk. Il est vrai que le séjour dans cette ville n’était guère agréable. Dans la plupart des bâtiments épargnés par l’incendie, on avait entassé des malades et des blessés, qui, étendus sur un peu de paille et parfois sur la terre nue, succombaient en très grand nombre faute de soins et d’aliments.

Les médecins et les chirurgiens montraient le plus grand dévouement et travaillaient nuit et jour. Mais les seuls combats de Smolensk et de Valoutina leur avaient donné plus de six mille blessés à soigner. Ce qu’ils ont coupé de bras et de jambes est incroyable ; la chair humaine se transportait à pleines charretées. Pour comble de malheur, les médicaments et les objets de pansement firent défaut dès le premier jour. Nous n’avions ni linge ni charpie. J’ai vu le coton de bouleau et l’étoupe remplacer cette dernière, pendant que les chirurgiens confectionnaient des bandelettes avec le papier et le parchemin qu’ils trouvaient dans les archives publiques.

Ce qui rendait la situation plus horrible encore, c’est que grand nombre de cadavres, abandonnés sans sépulture dans tous les coins de la ville, causèrent une épidémie qui fit de nombreuses victimes.

Oh ! la guerre ! la guerre !…

Et nous voilà de nouveau en route à travers un pays dévasté. Le 7 septembre, Napoléon, après avoir reconnu les positions de l’ennemi, nous fit annoncer cette grande bataille dans laquelle se déciderait le sort de la Russie et le nôtre.

Voici sa proclamation :

“ Soldats ! voilà la bataille que vous avez tant désirée ! Désormais la victoire dépend de vous ; elle nous est nécessaire, elle nous donnera l’abondance, de bons quartiers d’hiver et un prompt retour dans la patrie ! Conduisez-vous comme à Austerlitz, à Friedland, à Witepsk, à Smolensk, et que la postérité la plus reculée cite votre conduite dans cette journée ; que l’on dise de vous : il était à cette grande bataille sous les murs de Moscou.

“ Napoléon. ”

Elle en disait bien long, cette simple proclamation ! L’empereur nous connaissait ; il savait qu’il pouvait compter sur nous, mais il n’ignorait pas,