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VIE DE NAPOLÉON Ier

Qui sait si les Russes, nous voyant si bien décidés à ne pas retourner chez nous avant de leur avoir dicté la loi, ne seraient pas venus d’eux-mêmes nous faire des propositions de paix ?

Nous étions entrés dans Smolensk au son de la musique, mais la joie était loin de régner dans nos cœurs. À la lueur de l’incendie, j’ai vu le sombre désespoir briller dans l’œil de nos plus intrépides soldats. Cette vie de misères abattait les plus grands courages.

La belle armée qui s’était fait admirer en France n’existait plus ; il fut constaté, à la revue qui eut lieu près de la ville en ruines, que nous n’étions plus que 160,000 combattants plus ou moins valides. Inutile de dire que la cavalerie devenait de plus en plus pitoyable. Les principaux corps d’armée avaient perdu, depuis notre arrivée en Russie, pour le moins cent mille hommes, dont vingt mille seulement sur les champs de bataille.

Quant à la réserve, on n’en parlait plus.

Et nous étions tous fatigués et épuisés à l’excès.

La garde seule n’avait nullement souffert.

Elle se tenait toujours près de la tente de Napoléon, ne manquait de rien et ne prenait part à aucun combat. On la réservait sans doute pour le moment de la retraite.

Quoi qu’il en soit, la position n’était pas des plus agréables. On ne saurait croire combien la faim et les privations sont capables de refroidir l’enthousiasme.

L’hivernement à Smolensk paraissait le parti le plus sage. C’était l’avis de la plupart de mes camarades et c’était aussi le mien. D’autres cependant soutenaient le contraire.

Le vieux brigadier Desbuttes, le soldat le plus brave de mon escadron, était d’avis que nous devions à tout risque nous porter en avant. De grands dangers nous menaçaient certainement, mais tôt ou tard nous devions rencontrer l’ennemi et nous emparer de l’une ou de l’autre des capitales, sinon de toutes les deux.

— Mais, lui dis-je, si les Russes brûlent Moscou et Saint-Petersbourg comme ils ont brûlé Smolensk ?… S’ils ne nous laissent que des greniers vides et des maisons en ruine, comment ferons-nous pour nous tirer de ce mauvais pas ?

— Je n’en sais rien, reprit le brigadier, mais si nous nous arrêtons ici, personne de nous ne passera l’hiver.

— Pourquoi ce sombre pressentiment ? intervint un gros cuirassier, qui en était encore à sa première campagne.

— Je vais te le dire, blanc-bec, fit le grognard, en tortillant sa vieille moustache grise ; pour hiverner ici, il nous faut des vivres, beaucoup de vivres…

— On en fera venir de France, d’Autriche et d’Allemagne, hasarda timidement le conscrit.

— Si tu comptes sur ces vivres-là, mon pauvre ami, tu pourras serrer ta ceinture.

— Pourquoi cela, brigadier ?

— Avant de te répondre, je te poserai moi-même une petite question… Combien étions-nous en mettant les pieds sur le territoire russe ?

— Au moins quatre cent mille hommes, sans compter la réserve.

— Très-bien !… Mais aujourd’hui, tu dois savoir cela, il n’y a plus de réserve. Combien sommes-nous encore ?