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PREMIERS COMBATS

légumes, du pain et du sel. Le régal nous plut malgré tout et nous nous endormîmes presque joyeux, nous promettant de battre l’ennemi le lendemain et de marcher tout droit sur Saint-Pétersbourg.

Nous connaissions mal les Russes.

Le lendemain, pas plus de Moscovites que sur la main ! Barclay de Tollay, ayant reçu avis que Bagration l’attendait à Smolensk, battit en retraite après avoir donné l’ordre de faire sortir toute la population de Witepsk et d’incendier la ville.

Cet ordre ne fut pas fidèlement exécuté ; une partie seulement des maisons furent détruites et la moitié environ des habitants s’en allèrent. Une députation vint offrir à l’empereur les clefs de la cité. Il fut impossible d’apprendre de ces envoyés de quel côté s’était dirigé l’introuvable Barclay.

Napoléon seul et sa garde entrèrent dans la ville. Nous campâmes aux environs, pour attendre le gros de l’armée, réduite à deux cent mille hommes. Et la guerre venait à peine de commencer !…

Entretemps, Alexandre et le grand-duc Constantin continuaient à prêcher la guerre sainte, le premier à Moscou et le second à St-Pétersbourg. La ville de Moscou seule avait promis 80,000 hommes et plus de cinq millions de roubles. Bernadotte, roi de Suède, avait renvoyé les 35,000 hommes que la Russie venait de lui fournir en vertu d’un traité, pour conquérir la Norvège, et de tous les coins les plus reculés de l’empire accouraient des cosaques !… Ces cavaliers indisciplinés nous provoquaient par leurs sauvages cris de guerre et se promettaient de nous tailler en pièces ou de nous conduire en Sibérie.

C’est dans ces conditions que nous partîmes pour Smolensk.

Le plan de Napoléon était un trait de génie. Il voulait couper en deux l’armée russe et nous marchions en colonnes serrées, 185,000 fantassins et 15.000 cavaliers, sur la rive droite du Dniéper, qui avait vu autrefois défiler les légions des consuls et des empereurs romains.

Tous les jours, des escarmouches avec la cavalerie légère russe, qui avait pour mission de couvrir la retraite de Barclay de Tolly et de Bagration ; jamais un combat régulier, jamais non plus un succès utile. Et, comme l’ennemi ne se laissait pas massacrer sans résistance, nos rangs se décimaient d’une façon inquiétante.

Le 15 août, fête de l’empereur, nous arrivâmes devant Krasnoï, dont un seul régiment russe nous disputa la possession. Le gros de l’armée s’était retiré à notre approche. Pendant plusieurs heures nous essayâmes en vain de rejoindre un gros de cosaques, avant-garde d’une division nombreuse. Mieux montés que nous, ayant surtout de l’avoine à donner à leurs chevaux ces cavaliers infatigables nous échappaient toujours.

Toutes ces courses infructueuses nous décourageaient ; la faim, la soif, la fatigue et la dysenterie faisaient de nombreuses victimes.

Napoléon comprit qu’il était temps de frapper un grand coup et d’attaquer Smolensk le plus rapidement possible.

Quand nous arrivâmes sous les murs de cette ville, nous étions dans l’état le plus déplorable. Un tiers au moins des cavaliers étaient démontés ; les autres ne pouvaient plus guère compter sur leurs chevaux, dont la maigreur et l’épuisement étaient extrêmes. Mon pauvre Tom ! Je n’oublierai jamais le chagrin que j’éprouvai en le voyant mourir. C’était le meilleur cheval de l’escadron, et je l’aimais comme un ami fidèle.