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VIE DE NAPOLÉON Ier

le lever de l’aurore, ce qui n’est pas peu dire, les nuits étant très courtes dans cette contrée, surtout à l’époque où nous étions.

Je m’étendis sur la terre nue, mais il me fut impossible de dormir.

Pas loin de moi, deux officiers causaient.

— J’ai visité Saint-Petersbourg, dit l’un d’eux, et ce qui m’a le plus surpris lors de mon séjour dans une des îles enchantées de la Neva, c’est la brièveté incroyable des nuits pendant le mois de mai. À peine le soleil a-t-il disparu, qu’on le voit apparaître de nouveau. On raconte qu’un Anglais, trompé par ce phénomène, attendit la nuit pendant plus de quarante-huit heures sans vouloir se coucher.

Je pus constater le fait par moi-même. Vers 2 heures du matin, l’astre du jour se montra dans toute sa splendeur, et les différents corps d’armée se mirent en marche vers les ponts.

Quel spectacle magnifique ! Les corps de musique jouaient les airs les plus gais, les chevaux piaffaient en hennissant bruyamment, les cavaliers, tout joyeux, caressaient la crinière de leurs montures, les fantassins marchaient lestement, tout fiers de prouver que leurs jarrets d’acier ne connaissaient pas la fatigue.

Napoléon, en capote bleue et bonnet polonais, se tenait sur un petit monticule et laissait flotter la bride sur le cou de son magnifique cheval blanc. Quand je l’aperçus, il tenait sa lorgnette de la main droite ; je crois que de la main gauche il battait la mesure sur le pommeau de la selle. Le fait est que la musique de la Garde, postée sur le versant de la colline, exécutait en ce moment l’air de Roland, cette joyeuse chanson que tous les soldats connaissaient :

Où vont ces preux chevaliers,
L’honneur et l’espoir de la France ?

On m’a dit depuis que l’empereur chanta cet air à mi-voix ; d’autres prétendent qu’il siffla l’air de Marlborough. J’étais à une trop grande distance pour dire laquelle des deux versions est la bonne ; mais je puis assurer qu’il avait l’air content… Et nous aussi.

Il y avait bien quelques jeunes troupiers qui soupiraient en songeant au toit paternel, à cette chère patrie que rien ne peut remplacer, et sans doute aussi à leur fiancée qui pleurait en pressant contre ses lèvres une croix ou une fleur, souvenir de celui qui était parti pour aller se battre au loin et mourir peut-être dans un pays inconnu.

Mais ceux-là formaient le petit nombre. Les vieux, qui connaissaient le métier de la guerre, les encourageaient de leur mieux. Ils leur promettaient tant de distractions, ils leur dépeignaient si bien les plaisirs du soldat dans les pays conquis, que les pauvres diables se mettaient bientôt à rire et à chanter comme les autres.

Oui, je puis le répéter, il y avait enthousiasme et ardeur. Nous étions fiers d’appartenir à cette armée si nombreuse, si vaillante, si bien organisée.

Quelques vieux soldats avaient haussé les épaules à la vue de notre gaieté. Ils avaient été désagréablement surpris en voyant que les Russes ne faisaient rien pour nous empêcher de passer le Niémen. Ils soupçonnaient un piège et les événements devaient leur donner raison.

L’armée ennemie était prête ; mais avant de nous attaquer, elle voulait nous laisser pénétrer plus avant, comptant se faire aider contre nous par le froid et la misère, qui devaient nous être plus cruels que les fusils et canons.