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tation dans le voisinage. Je gravis un perron de plusieurs marches et, tout ému, je frappai à la porte. Mon sort allait se décider. Je sentais qu’il ne me restait plus de forces pour de nouvelles épreuves.

Deux longues minutes se passèrent. Alors j’entendis le bruit d’une fenêtre qu’on ouvrait avec précaution, et je vis un homme jeune encore qui me demanda ce que je voulais. Les mains jointes et d’une voix suppliante, heureux d’avoir entendu quelques mots de français, je répondis :

— Pour l’amour de Dieu, mon bon monsieur, ayez pitié de moi ! Je tombe de faim, de froid et de fatigue…

— Vous êtes Français ! reprit la voix ; il nous est défendu sous peine des châtiments les plus sévères d’accueillir un soldat étranger.

J’étais trop agité pour ajouter un mot de plus, et je restais là, les mains jointes, comme un condamné qui attend le coup de grâce. Mon interlocuteur se retira, mais sans fermer la fenêtre. Ceci me donna un peu d’espoir. Alors apparut, comme une vision céleste, une dame d’une grande beauté qui, me voyant si misérable, ne put retenir un cri de compassion.

— Pauvre soldat, dit-elle, non certes nous ne vous renverrons pas !

Et elle disparut à son tour.

Au même instant la porte s’ouvrit ; c’était le jeune seigneur lui-même qui venait au devant de moi. Je voulus parler, mais les paroles expiraient sur mes lèvres glacées. Mon émotion et mon trouble étaient extrêmes et je dus m’appuyer au mur pour ne pas tomber.

— Du courage ! me dit le généreux Polonais, prenez mon bras, ne craignez rien, quelques pas encore et vous serez dans une place bien chaude où vous pourrez vous reposer.

La jeune dame accourut à son tour, m’adressant des paroles de consolation et aidant son mari à me soutenir. Je n’en pouvais croire ni mes yeux ni mes oreilles. Comment, après tant de souffrances, de misères et d’humiliations, j’étais fraternellement accueilli dans un manoir seigneurial et j’appuyais mon bras sur le bras d’une châtelaine !

Avant de venir rejoindre son mari, la noble dame avait prévenu domestiques et servantes qui couraient, s’empressaient, préparant tout ce qu’il fallait pour me secourir. Bientôt un grand feu flamba sous la large cheminée et j’entendis le bourdonnement joyeux de l’eau qui chauffait dans une immense bouilloire. Mais, ce qui me réconfortait le plus, c’étaient les paroles affectueuses qu’on m’adressait.

— Comme vous avez dû souffrir ! disait la dame, pendant que sur son ordre un domestique me débarrassait des lambeaux de drap sous lesquels saignaient mes pauvres pieds gelés.

— Quand vous aurez pris un peu de nourriture, vous irez vous reposer dans un lit bien chaud, ajoutait le châtelain.

La charitable dame voulut elle-même panser mes plaies. Ce fut encore elle qui m’offrit un bol de bouillon dont l’effet fut merveilleux. Je me sentais revivre, j’oubliais mes peines et mes angoisses.

Un domestique entra et dit que les ordres de M.  le comte étaient exécutés.

On me conduisit dans une chambre à coucher où un feu de blocs de chêne répandait une douce chaleur. Sur le lit, je trouvai du linge et des vêtements. Quel luxe pour moi, pauvre fugitif ! Et quel bon lit ! Quand je sentis sur mes membres endoloris la douce chaleur d’un bon gilet de flanelle et d’une fine chemise de toile, fraîche et blanche, ayant cette odeur parti-