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près du feu à mon pauvre camarade qui avait plus que moi besoin de réchauffer ses membres engourdis.

Ah ! qu’on est bien près d’un bon feu, quand on a été sur le point de mourir de froid !

Le caporal me serra la main.

— Je te dois la vie, me dit-il ; sans toi, je serais mort depuis longtemps.

Il était heureux, le pauvre garçon, il pouvait se chauffer, sécher ses haillons, panser ses plaies !…

Moi, je songeais à l’avenir. Le feu est une bonne chose, mais il ne nourrit pas, et nous mourions de faim. Rester dans la cabane jusqu’au matin, c’était perdre un temps précieux. Il nous fallait absolument partir, atteindre une habitation quelconque et trouver un peu de nourriture. Mais comment décider mon compagnon d’infortune à se remettre en route ? Il était si faible, si épuisé et surtout si découragé ! Je résolus de lui accorder encore une heure pour qu’il pût prendre un peu de repos ; je profiterais de ce répit, pour sécher mes guenilles et pour compléter, si possible, notre pauvre toilette.

Les autres fugitifs me regardaient faire sans avoir le courage d’imiter mon exemple.

— Pourquoi se donner tant de peine, me dit un vieux soldat ; mourir ici ou un peu plus loin, n’est-ce pas toujours la même chose ?

— Qui te dit que nous ne pourrions pas rejoindre l’armée ?

— L’armée est loin, mon pauvre ami, et, comme tu n’as pas envoyé d’aide de camp pour la prévenir, elle ne t’attendra pas.

— Quand même cela serait, j’entreprendrai le voyage tout seul s’il le faut, et je marcherai tant que j’en aurai la force, tant qu’il me restera une goutte de sang dans les veines. Au lieu de t’abandonner au désespoir, tu devrais me suivre.

— Te suivre, s’écria le vieux guerrier, te suivre, regarde !

Et il me montra ses pieds.

Horreur ! la gangrène les avait déchiquetés et l’horrible maladie allait achever celui que le fer et le plomb avaient respecté sur les champs de bataille.

J’éveillai le caporal. Il se frotta les yeux, poussa un long soupir et me demanda ce que je voulais.

— Partir, lui dis-je.

— Je reste ici, répondit-il comme dans un rêve ; nous partirons demain.

— Non, demain il sera trop tard. Viens de suite. Lève-toi. Je t’ai fait une bonne paire de chaussures bien chaudes avec la peau d’un havresac ; de plus, voici une capote pas trop usée…

— Demain…

— Tu veux donc mourir ici ?…

— Une heure encore…

— Mais, malheureux, dans une heure, dans deux heures, demain, tu ne seras pas plus avancé que maintenant. Au contraire, la faim t’aura tellement épuisé que tu ne sauras plus marcher. Viens, je t’en prie.

— Non.

— Eh bien ! adieu. Si jamais je revois le pays, j’irai dire à tes parents que tu es mort en Russie, quoiqu’il te fut facile de te sauver… je dirai que le courage t’a manqué.