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XXXI
EUGÈNE DELACROIX.

pose devant lui. Pour Delacroix, imagination et idéalisation sont des termes égaux et réciproquement convertibles. Dans une page merveilleuse, tant par la beauté de la forme que par la hauteur de l’idée, il rapproche cette idéalisation de l’art de l’idéalisation du souvenir, résultat du travail psychologique dans les phénomènes de la mémoire : « J’admirais ce travail involontaire de l’âme qui écarte et supprime dans le ressouvenir des moments agréables tout ce qui en diminuait le charme, au moment où on les traversait. Je comparais cette espèce d’idéalisation, — car c’en est une, — à l’effet des beaux ouvrages de l’imagination. Le grand artiste concentre l’intérêt en supprimant les détails inutiles ou repoussants ou sots ; sa main puissante dispose et établit, ajoute et supprime, et en use ainsi sur des objets qui sont siens ; il se meut dans son domaine et vous y donne une fête à son gré. » Plus loin, à propos du dictionnaire, auquel il compare la nature, il écrit : « Un dictionnaire n’est pas un livre ; c’est un instrument, un outil pour faire des livres. » Il faut rapprocher cette phrase, — et peut-être même l’exemple lui vint-il pour mieux affirmer son idée, — de la conversation rapportée par Baudelaire, dans laquelle il semble s’être efforcé de résumer sur ce point ses théories artistiques, en laissant percer une arrière-pensée de combattre les théories réalistes : « La nature n’est qu’un dictionnaire », répétait-il fréquemment. Pour bien comprendre l’étendue du sens impliqué dans cette phrase, il faut se figurer les usages ordinaires et nombreux du dictionnaire. « On y cherche des mots, la génération des mots, l’étymologie des mots ; enfin on en extrait tous les éléments qui composent une phrase ou un récit ; mais personne n’a