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JOURNAL D’EUGÈNE DELACROIX.

14 mars. — Gaspard Lacroix est venu me prendre, et nous avons été chez Corot. Il prétend, comme quelques autres qui n’ont peut-être pas tort, que, malgré mon désir de systématiser, l’instinct m’emportera toujours.

Corot est un véritable artiste. Il faut voir un peintre chez lui pour avoir une idée de son mérite. J’ai revu là et apprécié tout autrement des tableaux que j’avais vus au Musée, et qui m’avaient frappé médiocrement. Son grand Baptême du Christ plein de beautés naïves ; ses arbres sont superbes. Je lui ai parlé de celui que j’ai à faire dans l’Orphée. Il m’a dit d’aller un peu devant moi, et en me livrant à ce qui viendrait ; c’est ainsi qu’il fait la plupart du temps… Il n’admet pas qu’on puisse faire beau en se donnant des peines infinies. Titien, Raphaël, Rubens, etc., ont fait facilement. Ils ne faisaient à la vérité que ce qu’ils savaient bien ; seulement leur registre était plus étendu que celui de tel autre qui ne fait que des paysages ou des fleurs, par exemple. Nonobstant cette facilité, il y a toutefois le travail indispensable. Corot creuse beaucoup sur un objet. Les idées lui viennent, et il ajoute en travaillant ; c’est la bonne manière.

— Chez M. Thiers, le soir.

Je suis rentré souffrant et dans une humeur affreuse, après une courte promenade sur le boulevard. Ce Paris est affreux ! que cette tristesse est cruelle !… Pourquoi ne pas voir les biens que le