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JOURNAL D’EUGÈNE DELACROIX.


Sitôt qu’un homme est éclairé, son premier devoir est d’être honnête et ferme : il a beau s’étourdir, il y a quelque chose en lui de vertueux qui veut être obéi et satisfait. Quelle penses-tu qu’ait été la vie des hommes qui se sont élevés au-dessus du vulgaire ? Un combat continu[1]. Lutte contre la paresse qui leur est commune avec l’homme vulgaire, quand il s’agit d’écrire, s’il est écrivain ; parce que son génie lui demande à être manifesté, et ce n’est pas par ce vain orgueil d’être célèbre seulement qu’il lui obéit, c’est par conscience. Que ceux qui travaillent froidement se taisent… Mais sait-on ce que c’est que le travail sous la dictée de l’inspiration ? Quelles craintes ! Quelles transes de réveiller ce lion qui sommeille, dont les rugissements ébranlent tout votre être !… Mais pour en revenir, il faut être ferme, simple et vrai.

Il n’y a pas de mérite à être vrai, quand on l’est naturellement, ou plutôt, quand on ne peut pas ne pas l’être ; c’est un don comme d’être poète ou musicien ; mais il y a du courage à l’être à force de réflexions, si ce n’est pas une sorte d’orgueil, comme celui qui s’est dit : « Je suis laid » et qui dit aux

  1. Cette idée de lutte qu’on retrouvera, d’ailleurs, à maintes reprises dans son Journal, n’était que le corollaire, la conséquence de l’opinion que professait le maître sur la méchanceté naturelle de l’homme : « Je me souviens fort bien, disait-il parfois, que quand j’étais enfant, j’étais un monstre. La connaissance du devoir ne s’acquiert que très lentement, et ce n’est que par la douleur, le châtiment et par l’exercice progressif de la raison que l’homme diminue peu à peu sa méchanceté naturelle. » (Baudelaire, L’œuvre et la vie d’Eugène Delacroix. — Art romantique.)